Sophie Aubert-Baillot
Axes de recherche
Mes recherches s’organisent selon trois grands axes. Je m’intéresse en premier lieu à la rhétorique latine ainsi qu’à ses sources grecques. Les travaux que j’ai rédigés dans ce domaine portent avant tout sur la rhétorique des Stoïciens à Rome, objet de ma thèse de doctorat (acceptée pour publication chez Brill) – une rhétorique envisagée sous l’angle stylistique, historique et philosophique. Je me suis penchée sur sa vertu la plus emblématique, la concision, en examinant son triple héritage laconien, platonicien et aristotélicien, sa dimension dialectique et sa relation avec la vertu stylistique de l’apprêt. Ces études m’ont conduite à examiner le rôle crucial joué par Diogène de Babylonie dans la refonte de la théorie oratoire du Portique, au IIe siècle avant J.-C. Personnage-pivot dans l’acclimatation de la pensée stoïcienne à Rome, ce philosophe m’a permis d’analyser à la fois l’influence de la doctrine oratoire du Portique sur la conception de l’orateur comme homme de bien habile à parler (uir bonus dicendi peritus), défendue par Caton l’Ancien puis par Quintilien, et la place centrale occupée par Cicéron dans la transmission de la rhétorique des Stoïciens à Rome. À cet égard, je m’intéresse particulièrement à un dialogue cicéronien, le Brutus, auquel j’ai consacré un colloque en 2008 (actes publiés chez Brill en 2014) et dont je suis chargée de présenter une nouvelle édition dans la Collection des Universités de France. Mon intérêt pour cette œuvre est né de l’analyse qu’y livre Cicéron de la conception stoïcienne de l’éloquence, envisagée d’une part pour elle-même, d’autre part en tant qu’outil au service non seulement de la polémique de l’Académicien contre les Atticistes, mais aussi de son appréhension stylistique de l’ensemble des écoles philosophiques. À la faveur de l’histoire de l’éloquence romaine qui y est exposée, j’ai également mené une enquête d’ordre prosopographique et sociologique sur les orateurs de Rome – au premier rang desquels P. Rutilius Rufus et Caton le Jeune – qu’avait peu ou prou influencés la rhétorique du Portique à l’époque républicaine.
Le deuxième axe de ma recherche concerne le phénomène du bilinguisme gréco-latin, que j’aborde selon une perspective littéraire, linguistique et philosophique à l’époque de la République et du Haut-Empire. Le point de départ de cette étude réside dans mon intérêt pour une vertu cardinale dans la conception stoïcienne de la rhétorique : la prudence, dont j’ai exploré la portée culturelle et philosophique en analysant ses liens avec la mêtis d’Ulysse, parangon d’habileté oratoire et modèle d’intelligence rusée, ainsi qu’avec la « bonne délibération » (euboulia) de Platon et d’Aristote. J’ai ainsi été conduite à me concentrer sur la traduction latine de la phronêsis en prudentia chez Cicéron, car elle s’accompagne d’un enrichissement et d’une inflexion sémantiques qui éclairent la postérité de ce concept majeur dans l’histoire de la philosophie. Mon intérêt pour la traduction des intraduisibles, selon le vocabulaire de Barbara Cassin, m’a entraînée vers l’analyse d’autres notions grecques,d’une part la parole sans détour des Stoïciens (euthurrhêmosunê), au double versant stylistique et éthique, dont j’ai examiné les liens avec le franc-parler (parrhêsia) d’ascendance cynique, d’autre part l’affection parentale, exprimée par un terme grec (philostorgia) dont Fronton, le maître de rhétorique de Marc Aurèle, avoue qu’il n’existe aucun équivalent ni dans la langue ni dans la culture latines, alors qu’elle occupe une place prépondérante dans l’éthique stoïcienne. C’est cet intérêt enfin qui m’a déterminée à examiner dans mon livre sur Le grec et la philosophie dans la correspondance de Cicéron (paru chez Brepols en 2021) les termes philosophiques grecs que Cicéron ne traduit pas dans ses lettres, faute parfois d’en trouver un équivalent latin aussi précis. Ma participation au projet ANR PhiLat (« Lexique Philosophique de la Latinité », 2019-2024) s’inscrit dans cette même perspective de travail sur les questions de traduction dans l’Antiquité.
Le dernier axe de mes recherches consiste en un ensemble de travaux consacrés à l’articulation entre la littérature et la philosophie latines. Je m’y attache notamment à l’expression de la philosophie dans le corpus épistolaire latin, en particulier chez Cicéron (à travers le recours à la prudentia, à des procédés dialectiques, à du vocabulaire philosophique grec) et chez Fronton. La souplesse, la variété, les expérimentations conceptuelles que favorisent les lettres, pour des motifs psychologiques et littéraires dus à la proximité intellectuelle et affective des correspondants d’une part, au caractère relativement informel du genre épistolaire d’autre part, justifient que s’y développe une expression originale de la pensée philosophique, distincte de celle que renferment dialogues ou traités. À mon attrait pour le développement de la philosophie dans des textes épistolaires souvent jugés marginaux pour l’étude d’une telle discipline, se joint un goût plus général à l’égard d’un sujet d’apparence oxymorique : la philosophie des non-philosophes, sujet sur lequel j’ai co-organisé un colloque en 2015 à Grenoble (actes publiés chez de Boccard en 2019). Il s’agissait d’y explorer la place qu’occupe la philosophie dans la littérature grecque et latine à l’époque tardo-républicaine et impériale, lorsque se constitue véritablement une philosophiaromaine. J’ai ainsi été conduite à me pencher à la fois sur la figure de Quintilien, dont l’assimilation de l’héritage stoïcien et cicéronien m’intéresse particulièrement, et sur deux représentants du Portique romain : Cornutus et Épictète. Au premier, j’ai consacré en 2018 un numéro spécial de la revue Aitia. Regards sur la culture hellénistique au XXIe siècle, en partenariat avec une équipe internationale de six chercheurs, afin de faire dialoguer ses travaux portant tantôt sur la philosophie, tantôt sur la grammaire, tantôt sur la poétique, tantôt sur la rhétorique. Du second philosophe, je cherche à approfondir les théories stylistiques et rhétoriques, que le livre III des Entretiens expose le plus nettement. Aussi ai-je choisi ce corpus pour objet d’un colloque co-organisé en visioconférence les 20-21 mai 2021 (actes parus dans Aitia en 2022), pour mettre en évidence non plus la place de la philosophie dans la littérature à Rome, mais la place de la littérature dans la philosophie.