Raphael Gomerieux
Axes de recherche
Ancrages de la recherche vis-à-vis de l’actualité de l’art et de la pensée sur l’art
L’une des thèses défendues par mon travail de recherche consiste à signaler combien la réflexion lévi-straussienne est d’ordre éminemment poïétique et qu’elle entretient avec l’étude du faire une relation profonde. L’enjeu est d’autant plus important que cet état de fait n’a pas été perçu par Passeron. Première raison à cela, certains positionnements de Lévi-Strauss sur l’art contemporain, jugés conservateurs, ont eu tôt fait de détourner les commentateurs de son œuvre. Pourtant, dans le domaine artistique, restreindre la réflexion de Lévi-Strauss à l’analogie avec le bricolage revient à manquer une bonne part de l’essentiel. En outre, seconde raison, Passeron a toujours revendiqué l’influence d’Ignace Meyerson comme déterminante dans l’avènement de sa poïétique. Or, la querelle entre Meyerson et l’école structurale a sans doute achevé de rendre toute convergence impossible. Enfin, troisième raison et certainement la plus profonde, l’anthropologue a établi sa réflexion à partir de cadres sociologiques qui, contrairement aux conceptions du père de la poïétique moderne, sont incompatibles avec les lectures établies sur les idées de progrès, d’historicité constituante et de raison triomphante ; autant d’éléments qui en font un auteur annonciateur du « postmoderne » avec la poïétique spécifique que cela réclame. En ce sens, si René Passeron a ouvert une réflexion originale sur les instances créatrices et l’étude du faire en fondant ses propositions principalement sur la psychologie historique, comparée, objective, mon projet est de montrer qu’en postulant « Lévi-Strauss » plutôt que « Meyerson », une poïétique sensiblement différente peut prendre corps. Celle-ci est même particulièrement outillée pour apporter des éclairages sur certains enjeux spécifiques auxquels sont confrontés actuellement l’art, la pensée sur l’art et conséquemment, les étudiants en arts plastiques. Ces enjeux, bien que fondamentalement liés entre eux, peuvent être décomposés selon trois grands ancrages :
A - Les questions de l’altération du sens, du nivellement des valeurs et de la perte des repères dans les contextes dits « postmodernes » ou s’y rapportant :
À la fin des années soixante-dix, Jean-François Lyotard proposait de s’interroger sur l’incrédulité vis-à-vis des métarécits. La tâche fut complexe, car l’apparition du terme « postmoderne » dans le débat des sciences humaines et sociales s’est accompagnée de malentendus qui ont rendu son usage malaisé. Pourtant, le sentiment puissant d’un nivellement des valeurs reste aujourd’hui encore une donnée essentielle dans la compréhension des sociétés occidentales développées. La difficulté réside principalement dans le fait de parvenir à produire la critique du sujet moderne tout en refusant la dérive du « tout se vaut » et la déliquescence cynique qu’elle entraîne. À ce titre, l’analyse montre que le relativisme culturel n’est pas réductible à un relativisme statique et peut même – avec quelques aménagements - offrir un véritable perspectivisme sociétal. Un équilibre est donc à trouver entre constructions linéaires du temps et approches synchroniques ; entre refus des récits totalisateurs à vocation universelle et droit à la hiérarchisation des valeurs sur un plan local. De même, un équilibre est à trouver entre la nécessité de prendre en compte la crise du déterminisme, les ambiguïtés de la pensée consciente (dialectique de la raison) et le droit à définir une société selon un projet tendu vers l’avenir. Face à ces impératifs, la création artistique et la théorie sur l’art prennent des formes variées, voire antagonistes ; ce qui signe la vitalité et la nécessité profonde de ce débat (Lyotard, Habermas, Vattimo, Jameson, Callinicos, Meschonnic, Hartog, Venturi, Jencks, De Duve, Krauss, Bonito Oliva, Chia, Tuymans, Etc.)
Comment l’artiste se positionne-t-il vis-à-vis de l’Histoire quand cette dernière peut être rapportée à une construction mythique d’émanation locale ? Comment organiser l’espace de la pensée sur l’art quand les notions de progrès ; de radicalité ; d’originalité semblent perdre de leur légitimité, ou quand les oppositions binaires moderne/primitif ; savant/sauvage ; art majeur/art mineur, paraissent s’essouffler dans leur pertinence ? Etc.
B - Les rapports de tension entre hypercommunicabilité des contextes mondialisés et destruction des particularismes culturels :
De manière forte, les réflexions permises par les études culturelles ; les études postcoloniales ainsi que plus largement par l’anthropologie, ont ébranlé les anciennes constructions fixant les relations de pouvoir entre les cultures. La conscience occidentale s’y est trouvée particulièrement interrogée et déstabilisée dans sa légitimité à l’hégémonie (cf. Race et Histoire). En 1989, le commissaire Jean-Hubert Martin était l’un des premiers à en répercuter les effets sur un plan muséographique : « L’idée communément admise qu’il n’y a de créations en arts plastiques que dans le monde occidental ou fortement occidentalisé est à mettre au compte des survivances de l’arrogance de notre culture. »[1] Rassembler des œuvres et des artistes issus d’horizons fondamentalement différents afin de produire l’exposition de la terre entière[2] était un geste nouveau. Aujourd’hui, la recherche d’échanges équitables et de l’harmonie interculturelle semble être la nouvelle voie défendue sous l’égide des Nations-Unies ou par l’action de nombreuses ONG. Toutefois, en dépit d’intentions pacifistes, la question se pose désormais de savoir si le rêve de l’égalité et de la fraternité entre les hommes peut avoir lieu sans que leur diversité ne soit par ailleurs compromise. Les logiques coloniales ont certes disparu, mais elles ont cependant laissé place à des formes d’acculturation passives. Nous renvoyons aux travaux de Roger Bastide et Georges Devereux à propos des modifications qui se produisent dans un groupe culturel par suite de simple contact avec un autre groupe. Cette question concerne au premier chef les générations du vingt-et-unième siècle et trouve sur un plan théorique et artistique une répercussion et une expression croissante : Jacques Demorgon, Complexité des cultures et de l'interculturel. Contre les pensées uniques ; Nicolas Bourriaud, Radicant ; les expositions « Multiculturalisme » à Hanoï en 2017, « Theatre of the World » en 2012 ; Etc.
Comment l’artiste se positionne-t-il dans le jeu des tensions entre le local et le global ? Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre ne condamne-t-elle pas, à plus ou moins long terme, l’originalité de sa et de ma création ? Une création, pour être véritable et originale, n’implique-t-elle pas une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs ? [3] Etc.
C - La question environnementale, celle de l’entropie et de la finitude matérielle :
En observant l’impact de nos façons de produire des richesses, Lévi-Strauss affirmait dès 1955 : « Plutôt qu’anthropologie, il faudrait écrire « entropologie » le nom d’une discipline vouée à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus de désintégration »[4]. Préparées par plusieurs auteurs, les questions associées à la conscience écologique sont aujourd’hui fortement sur le devant de la scène intellectuelle et politique (développement durable, théorie de la décroissance, commerce éthique et responsable, engagements de la COP 21…). Dans l’art comme ailleurs, « la question écologique » peut cependant parfois n’être qu’un simple prétexte pour une création artistique désireuse d’occuper le terrain du consensus idéologique. Ainsi, le rapport critique sur l’état de la planète est un thème aussi légitime que suspect, comme le fut autrefois l’argument de la critique de la société de consommation. Cette précaution posée, il n’en reste pas moins que certains artistes et certaines pensées sur l’art questionnent avec pertinence et acuité notre rapport à la finitude matérielle ou au déclin de la biodiversité. Alors que Georges Bataille pouvait défendre avec force l’idée d’un art principalement lié aux idées d’excès, de perte, de gaspillage ou de dépense, la question environnementale semble réintroduire des arguments éthiques dans un champ qui pourtant, par l’entremise des avant-gardes, s’était battu pour revendiquer l’autonomie du beau et de l’art vis-à-vis des notions de bien, de morale ou de vertu. De son côté, de manière peu évidente, René Passeron se risquait même à poser le problème sous l’angle de l’exemplarité : « La poïétique ne peut s’occuper des problèmes nouveaux qui surgissent entre l’homme et la nature sans développer ses dimensions éthiques. Si l’art est exemplaire, il lui faut dire en quoi. »[5] On se référera notamment aux travaux de Lucy Lippard ; de Bruno Latour : Face à Gaïa : Huit conférences sur le nouveau régime climatique ; aux études réalisées par la COAL (coalition pour l’art et le développement durable) ; au festival « 48°Celsius » initié par le Goethe Institute ; Etc.)
Que peut vraiment l’art face au défi de l’écologie ? Comment les artistes se positionnent-ils face à la moralisation écologique (l’anthropocène, le développement durable…) ? Sur un plan plastique, comment éviter la littéralité du « sermon visuel »[6] ? L’urgence de la situation décrite est-elle légitime pour réclamer des artistes de prendre sociétalement leur part de responsabilité ? Y aurait-il désormais comme une « nécessité extérieure » invitant l’art à renouer le contact avec un contenu extérieur à lui-même ? Etc.
Développements en cours de la recherche :
S’il est communément admis que l’ethnographie est cette science qui a vu la disparition progressive de ses objets en raison du déclin des sociétés premières, remarquons qu’il en est certainement autant - bien que pour des raisons différentes - de la poïétique. En effet, l’avènement tardif de cette dernière en tant que science humaine (1937 : premières formalisations par Paul Valéry ; 1989 : premier colloque international de Poïétique) coïncide paradoxalement avec la mise en retrait, en art, non seulement des savoir-faire mais aussi tout simplement du faire (poïein) ; cette fameuse impossibilité du fer[7] évoquée par Marcel Duchamp dans un jeu de mots devenu célèbre. Dès lors, qu’en est-il de la pertinence de l’étude des instances créatrices dans un contexte artistique qui, par certains aspects, ne donne plus au faire et aux pratiques d’atelier la place déterminante qu’ils avaient autrefois ?
Confrontée aux problèmes de la perte de l’évidence de ces objets, l’ethnologie a su trouver de nouveaux terrains en situant ses enquêtes à l’intérieur même de la société occidentale, ce que l’on appelle notamment l’endo-ethnologie[8]. Selon un décentrement inverse mais également efficace, la poïétique peut être dans la nécessité de changer de focale et d’étendre son regard à une échelle davantage sociologique (systémique, voir holiste) car même l’artiste entretenant des liens ténus ou indirects avec la production, n’en est pas moins lui-même le produit sociologique d’un milieu donné. Se nouent ici les liens entre poïétique et anthropologie dont mon travail de chercheur se fait en partie l’objet, ils consistent à expliquer les faits artistiques par d’autres faits sociaux, dont les artistes sont (souvent inconsciemment) des vecteurs de transmission. Dans ces cas très particuliers, l’analyse portera donc moins, à proprement parler, sur l’œuvre en train de se faire, que sur les conditions sociales générales qui symboliquement et techniquement en autorisent et en conditionnent la morphogénèse.
En conséquence, un des aspects concrets du développement de cette réflexion consiste à tenter de démontrer que la notion lévi-straussienne d’événementialité peut être rapprochée dans ses mécanismes de celle d’aura propre à Walter Benjamin. Se faisant, il est alors possible d’étendre et de prolonger la question de la perte de l’aura - principalement liée à l’impact de la reproduction mécanisée - pour ouvrir sur ce que je propose d’appeler la perte de l’événementialité. Cette dernière n’est pas nécessairement liée à l’usage de la machine, car comme la science englobe tout en la débordant la question de la technique ; la perte de l’événementialité englobe tout en la débordant la question de la perte de l’aura. C’est donc au niveau même de la structure de l’œuvre d’art que peut impérieusement se détecter l’impact de la révolution industrielle en art.
[1]. Jean-Hubert Martin, L’Art au large, Paris, Flammarion, 2012, p. 16.
[2]. Nous empruntons ici au titre de l’entretien publié dans Art in America en mai 1989, pp. 150-158 et 211-213 : « L’exposition de la terre entière : un entretien de Benjamin H.D. Buchloh et Jean-Hubert Martin ». Jean-Hubert Martin, L’Art au large, Paris, Flammarion, 2012, pp. 31-46.
[3]. Nous prenons la liberté de paraphraser, mais sous la forme interrogative, les propos tenus par Lévi-Strauss en 1983.
[4]. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955), Paris, Plon, 1998, p. 496.
[5]. René Passeron, chapitre « Poïétique et nature » in Recherches Poïétiques, Groupe de Recherches Esthétiques du C.N.R.S., tome II, Le Matériau, Paris, Klincksieck, 1976, pp. 27-28.
[6] Nous empruntons la formule à Bénédicte Ramade, « L’art écologique aux prises avec ses stéréotypes », Perspective, [En ligne] 1 | 2015, p. 188.
[7]. « Qu’est-ce que le génie ? Marcel lit sa réponse : l’impossibilité du fer. Et il ajoute : Encore un calembour, évidemment. » Denis de Rougemont, « Marcel Duchamp, mine de rien » (entretien 1945), in Preuves, n°204, février 1968, p. 45.
[8]. Le fait de regarder sa propre société comme si elle était autre, sera effectivement l’objet de « l’endo-ethnologie » ou de l’« anthropologie chez soi ». Comme le souligne l’anthropologue français Marc Augé en 1989 : « Le parcours de l’ethnologie, qui postule au départ qu’il y a du même chez l’autre, aboutit à un constat que lui imposent ses nouveaux terrains (ceux de l’ethnologie à domicile) : il y a de l’autre dans le même. » Marc Augé, « L’autre proche » in L’autre et le semblable, (sous la direction de M. Ségalen), Paris, Presses du CNRS, 1989, p. 23.
[9] Nous renvoyons notamment à l’ouvrage Jean Petitot, Morphologie et esthétique : la forme et le sens chez Goethe, Lessing, Lévi-Strauss, Kant, Valéry, Husserl, Eco, Proust, Stendhal, Paris, Maisonneuve & Larose, 2004.