Philippe Sabot
Axes de recherche
Présentation de mes thématiques de recherche
Mon travail de recherche s’organise autour de trois axes complémentaires : Philosophie et littérature ; philosophie française contemporaine (Michel Foucault) ; éthique, politique et société.
1. Philosophie et littérature
Cet axe de recherche est le plus ancien puisque s’y rattache ma thèse de philosophie (soutenue en 1999). La problématique générale qui sous-tend les recherches menées dans ce domaine concerne à la fois une dimension méthodologique et une dimension thématique. D’un point de vue méthodologique, il s’agit d’interroger les rapports que la philosophie entretient avec la littérature en soulignant que, si les philosophes envisagent le plus souvent la littérature en vue d’illustrer et de légitimer un propos philosophique, il est souhaitable d’inverser la perspective et d’envisager la manière dont les textes littéraires eux-mêmes, du fait de leur usage littéraire du langage et des ressources de la fiction qu’ils mobilisent, sont susceptibles de faire penser les philosophes, en produisant donc sur la philosophie un certain nombre d’effets spéculatifs.
D’un point de vue thématique, ce sont de tels effets que je me suis efforcé d’analyser dans une série d’études consacrées à des œuvres aussi différentes que celles de Villiers de l’Isle-Adam, de Jarry, de Gide, de Queneau, de Mallarmé, et plus récemment de Harry Crews et de Cormac McCarthy ainsi que dans deux ouvrages publiés à partir de la thèse. Dans Pratiques d’écriture, pratiques de pensée. Figures du sujet chez Breton/Éluard, Bataille et Leiris (PUS, 2001), j’ai développé le thème et la perspective d’une « anthropologie littéraire » - c’est-à-dire d’une pratique littéraire du questionnement anthropologique, en marge du discours philosophique sur l’homme et en marge du discours des sciences humaines (de la sociologie, de l’ethnologie ou de la psychanalyse) tel qu’il se met en place au tournant du XXe siècle. Le second ouvrage, Littérature et guerres. Sartre, Malraux, Simon (PUF, 2010), a pu prolonger cette démarche en mettant au jour les effets de l’écriture de la guerre sur certaines représentations figées issues de différents courants de la philosophie de l’histoire.
Ces recherches se sont poursuivies à partir de questionnements différenciés, maintenant une place importante à la littérature dans mon propre parcours de réflexion. J’ai ainsi co-dirigé avec E. Le Jallé un dossier de la revue Methodos (n°15/2015) consacré à « Philosophie/littérature : savoirs, textes et pratiques » ainsi qu’une journée d’études sur le thème « Pertinence et impertinence morale de la littérature » (février 2018). Une autre journée d’études a porté sur le thème de la lecture (février 2018). Ce thème a d’ailleurs été l’objet d’un dossier spécifique de la revue Methodos (n°20/2020 : « Lire »), codirigé avec Bernard Sève et Lucien Vinciguerra.
Le questionnement sur la portée morale de la littérature et son importance pour éclairer le sens et les actions de la vie humaine m’ont enfin conduit à orienter plus particulièrement mes travaux sur des œuvres de fiction contemporaines (Harry Crews, Cormac MacCarthy) qui témoignent de la fragilité des vies humaines confrontées à la possibilité de leur propre destruction. Cette orientation éthique et politique de mes travaux consacrés à la littérature (et plus largement à la fiction, puisque le cinéma est également présent dans mes recherches) rencontre un intérêt de plus en plus marqué pour l’étude des figures de la vulnérabilité.
2. Philosophie française contemporaine (autour de la pensée de Michel Foucault)
Les recherches concernant la dimension ou la fonction critique de la littérature dans l’ordre du savoir se sont inscrites initialement sous l’horizon des travaux que j’ai pu consacrer depuis une vingtaine d’années à la pensée de Michel Foucault. En particulier, ma lecture des Mots et les choses (Lire Les Mots et les choses de Michel Foucault, PUF, 2006 ; rééd. 2013 – et Le Même et l’ordre. Michel Foucault et le savoir à l’âge classique, ENS-Éditions, 2015) ont contribué à montrer comment Foucault assigne à la littérature, ou du moins à certaines œuvres singulières (celles de Cervantès, de Sade, de Borgès, de Mallarmé, de Roussel, d’Artaud ou de Blanchot) la fonction proprement « archéologique » de rendre manifeste un écart interne à la formation du savoir à laquelle elles appartiennent, et de préparer par là la possibilité d’une recomposition historique de l’ordre du savoir. Cette intrication de l’expérience littéraire et de l’archéologie du savoir s’est trouvée également au cœur du travail que j’ai mené dans le cadre de l’édition des Œuvres complètes de Michel Foucault dans la Bibliothèque de la Pléiade (sous la direction de Frédéric Gros, 2015) : j’ai eu en charge les notices et les annotations de Raymond Roussel, des Mots et les choses et de La Pensée du dehors (sur Blanchot).
L’exploitation scientifique du Fonds d’archives Foucault en dépôt à la BnF depuis 2013 m’a également conduit à conduire des recherches sur le soubassement philosophique des travaux archéologiques de Foucault, en intégrant, dans la suite du comité éditorial de La Pléiade, le comité éditorial du Seuil chargé d’éditer les « Cours et travaux de Michel Foucault » avant le Collège de France. Ce travail d’édition critique se concrétise cette année par la publication d’un premier projet de thèse de Foucault (Phénoménologie et psychologie, 2021), intégralement consacré à la phénoménologie husserlienne, ce qui doit conduire à réviser en profondeur notre compréhension des ouvrages du début des années soixante.
Ces travaux d’édition ont été complétées par des recherches (individuelles et collectives) consacrées à explorer des usages contemporains de Foucault, en particulier dans deux directions : d’une part, celle des études sur le genre et la sexualité (à partir de Butler ou de Sedgwick mais aussi à partir d’une généalogie de la psychanalyse) ; d’autre part, et non sans lien avec la première, celle des études relatives à la pensée politique de Foucault (mobilisant les concepts de critique, de résistance, de biopouvoir, de normes, d’identité). En particulier, le paradigme biopolitique nous est apparu comme un analyseur pertinent de notre actualité, en lien notamment avec la transformation du système de santé et le développement des politiques de prévention des conduites à risques (mises au premier plan avec l’épidémie de la Covid-19).
3. Éthique, politique et société : vie, pouvoir, vulnérabilité
Le prisme foucaldien adopté dans l’étude des enjeux contemporains de la biopolitique permet de mettre en lumière un dernier champ de recherches consacré à l’articulation entre vie, pouvoir et vulnérabilité. Ces recherches comportent elles-mêmes une double dimension.
À un premier niveau, elles s’enracinent dans des travaux menés depuis dix ans à partir de la pensée de Judith Butler et des réflexions qu’elle a consacrées à la « reconnaissabilité » et à la vulnérabilité de l’humain (en relation avec les thématiques conjointes de la violence, de la guerre et du deuil). Mes recherches actuelles me conduisent ainsi à mettre en relation, dans le cadre général des études de genre, la pensée de Butler et la pensée éthique et politique de Michel Foucault (via un questionnement sur la fabrique du sujet sexuel ou sur le rapport entre pouvoir, désir, sujet et normes). L’orientation générale du projet « Vie, violence, pouvoir » (présenté plus bas) trouve ici l’une de ses sources.
Mais les questionnements sur la vulnérabilité sont également déployés dans le champ de l’éthique clinique ou médicale, à travers des recherches qui s’intéressent en particulier à la relation de soin et aux pratiques de care mobilisées dans le cadre d’une réponse à la vulnérabilité des sujets fragiles, au premier rang desquels se trouvent les personnes âgées. Engagé depuis plusieurs années dans des projets collectifs interdisciplinaires (droit, gérontologie, sociologie, psychologie, philosophie) sur la question du vieillissement et de la fin de vie, j’ai pu mesurer au cours des deux dernières années l’importance d’une réflexion suivie sur ce thème qui mobilise aussi bien des enjeux éthiques (liés au sens d’une vie humaine vulnérable confrontée à la rationalité médicale) que biopolitiques (à travers l’appréhension de la vie humaine en général sous l’angle médico-social d’une gestion des risques sanitaires).