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INTRODUCTION
Développer les compétences numériques est un enjeu crucial du XXIe siècle pour nos sociétés où en quelques décennies les technologies se sont répandues massivement. A l’heure de l’Agenda numérique européen, ces compétences spécifiques font l’objet de préoccupations devenues majeures de la part des politiques publiques européennes comme nationales (Centre d’analyse stratégique, 2011 ; Commission européenne, 2013a/b ; Feijoo et al., 2013). Ainsi, la formation des étudiants à ces compétences numériques est-elle primordiale dans le contexte d’une modernisation de l’enseignement supérieur européen (Allègre et al., 1998 ; Commission européenne, 2011, 2013c ; EACEA/Eurydice, 2011). Or, l’Europe des 28 États-membres, c’est quelques 4 000 établissements d’enseignement supérieur, publics et privés, qui accueillent plus de 21 millions d’étudiants pour un personnel enseignant estimé à plus d’un million et demi d’enseignants. Mais c’est surtout une Europe de disparités très grandes entre les États-membres (Déro, 2014 ; EACEA/Eurydice, 2012) qui accentue la difficulté d’obtenir une vision globale du contexte européen de la formation aux compétences numériques dans l’enseignement supérieur. Par une approche macroscopique, notre présentation met en avant certains éléments d’une étude, non diffusée à ce jour, réalisée pour le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (MESR). Les objectifs de ce travail étaient de recenser l’ensemble des textes, études, projets, actions produits et mis en œuvre au sein de l’Europe concernant le développement des compétences numériques chez les étudiants et les enseignants pour proposer des critères d’analyse et de comparaisons pour le MESR. Nous nous centrons ici sur 4 points particuliers : (1) l’aspect méthodologique de l’étude, (2) les phases historiques des politiques européennes quant à l’enseignement supérieur et au numérique, (3) des éléments de définitions scientifiques et institutionnelles des compétences numériques, et enfin (4) la proposition d’une classification des ressources disponibles qui met en lumière des niveaux d’interventions et d’interactions des différentes parties prenantes européennes.
METHODOLOGIES
RECENSION DE RESSOURCES ET QUESTIONNAIRES CIBLES
La première phase de l’étude a consisté en une recension des documents publics en ligne de près de 60 sites européens ou internationaux, et des documents disponibles via les catalogues de publication sur la thématique de la formation au numérique dans l’enseignement supérieur. Le périmètre de recherche a intégré autant les études, que les politiques dîtes numériques en Europe, les référentiels et ou encore des référentiels professionnels européens pour couvrir le thème de l’étude. La seconde phase a sollicité les 39 correspondants Eurydice via un questionnaire en anglais de 30 items afin d’obtenir des indicateurs sur la politique de formation au numérique dans l’Espace Européen de l’Enseignement Supérieur (EEES). Les indicateurs portaient entre autres sur le développement des compétences numériques, la formation enseignante, le plan de développement actuel et des données nationales sur les étudiants et le numérique.
EXAMENS DES MATERIAUX COLLECTES
Plus d’une centaine de documents essentiellement de langue anglaise ont été collectés, principalement des don¬nées sur l’Europe, des textes politiques, des projets numériques, des rapports et des publications scientifiques. Les sources en sont des agences européennes, des ONG, des rapports commandés par différentes instances européennes ou des études sur les compétences numériques de façon générale, mais aussi des documents d’autres parties prenantes au développement du numérique dont les professionnels du secteur. Le constat est qu’il y a peu de ressources structurées focalisées sur le développement des compétences numériques des étudiants européens proprement dits. Toutefois, les documents retenus concourent, avec leurs points de vue et limitations respectifs, à appréhender la complexité de la question étudiée. Cette difficulté à obtenir des informations synthétiques est confirmée aussi par l’insuccès de l’enquête par questionnaire auprès des correspondants Eurydice : malgré une relance, seuls 4 pays ont répondu de façon parcellaire à l’enquête. C’est pourquoi nous n’avons pu exploiter les indicateurs internationaux recueillis.
POURSUITES DES ANALYSES
La troisième phase de l’étude a été de définir plusieurs axes d’analyses des documents retenus : d’une part, une vue historique de la structuration de l’enseignement supérieur européen et la question de la formation au numérique ; d’autre part, d’interroger les définitions scientifiques et institutionnelles de compétences numériques ; enfin d’établir une classification des documents traduisant les niveaux et les parties prenantes européennes impliqués sur la formation aux compétences numériques dans l’enseignement supérieur.
EVOLUTIONS DES POLITIQUES EUROPEENNES
LES POLITIQUES CONCERNANT L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR
De grandes dates marquent la convergence européenne vers la construction de l’EEES. Nous avons considéré une période débutant avec la déclaration de la Sorbonne en 1998. Ce texte qui appelait à une coopération accrue entre les systèmes universitaires européens (Allègre et al., 1998) préluda à la conférence ministérielle en 1999 lançant le Processus de Bologne qui comptait déjà 30 pays volontaires d’une Europe élargie. Aussi, la stratégie de Lisbonne (2000) et sa révision de 2005 invitent les pays de l’UE à accélérer l’intégration des TIC et la révision des programmes de l’enseignement supérieur, avec un développement du e-learning clairement ciblé. Universités et en¬treprises sont appelées à mieux collaborer tout particulièrement sur le numérique. En 2006, apparaissent des textes majeurs (Parlement européen, Conseil, 2006a/b) : le Programme pour l’éducation et la formation tout au long de la vie (EFTLV) de 2007-2013 avec un volet transversal sur les TIC et la recommandation d’un cadre de référence portant sur 8 compétences clés pour l’EFTLV, où figure la compétence numérique. Depuis 2008, la crise économique a eu des incidences sur les politiques éducatives et de formation qui doivent être désormais plus en phase aux besoins économiques, en particulier par une plus grande adéquation des compétences des citoyens européens au marché de l’emploi. L’Europe a renforcé dans ses textes la stratégie de modernisation de l’enseignement supérieur (cursus, gouvernance et financement) et les TIC apparaissent comme un outil de cette modernisation (Commission européenne, 2010a/b).
En 2010, la conférence anniversaire du Processus de Bologne marque le lancement officiel de l’EEES qui compte désormais 47 pays et entre dans une seconde phase du processus consacré à sa consolidation et ses réalisations opérationnelles. Trois objectifs principaux sont annoncés : « disposer d’un enseignement supérieur euro¬péen de qualité » pouvant accueillir plus d’étudiants, améliorer les compétences professionnelles des étudiants et parfaire les conditions de la mobilité. Cependant, le rapport EACEA/Eurydice (2012) dresse un tableau de l’EEES où demeurent de grandes disparités dans un contexte économique mondial délicat qui impacte les financements nationaux de l’enseignement supérieur.
LES POLITIQUES EN MATIERE DE NUMERIQUE
Au début des années 2000, l’Europe est très favorable au développement des TIC et aux programmes d’équipements (Conseil européen, 2000). Apparaissent de nombreux plans, programmes et actions encou¬rageant la maî¬trise informatique et des technologies des citoyens : plan eEurope (Commission européenne, 1999), programme eLearning (2001-2006) intégré à EFTLV (2007-2013), réseau European Schoolnet, etc. Dès 2008, la crise économique contraint l’UE à se recentrer sur le développement des compétences et usages utiles à son économie. L’enseignement supérieur devrait « tirer meilleur parti du potentiel des TIC » entre autres en augmentant l’utilisation des plates-formes d’apprentissages (Commission européenne, 2011). Depuis 2013, l’UE a adopté une stratégie numérique pour l’Europe (Com-mis¬sion européenne, 2010b) et se concentre sur l’atteinte de 7 grands objectifs numériques dont le soutien à la recherche et l’innovation, le développement de la culture numérique, et l’utilisation des TIC pour affronter les grands enjeux de société.
En 2013 et 2014, dans son programme Europe 2020, l’UE encourage l’enseignement supérieur à l’adoption des cours en ligne ouverts et massifs (les MOOCs) qui redéfiniraient selon elle le domaine de l’enseignement numérique, incluant les questions des contraintes de mutualisation financière, celles de l’ouverture à des partenariats mondiaux et celles des pratiques d’apprentissages mixtes.
DE LA DEFINITION DES COMPETENCES NUMERIQUES
Sur le plan scientifique, de nombreuses définitions de la notion de compétence ont été proposées entre autres par De Ketele (2006), Guillevic (1991), Le Boterf (1994, 2006), Leplat (1988) ou encore Perrenoud (2000) ou ont été réactualisées à l’aune de l’étude des environnements capacitants (Fernagu Oudet, 2012). Pour la compétence numérique, la définition de Yassine (2012) emprunte des éléments à des auteurs déjà signalés (Le Boterf, Perrenoud…) qui la désigne comme la capacité pour un individu de maîtriser les TIC en formation, au travail ou dans la société avec pour finalité son autonomie dans l’usage de l’informatique et des technologies courantes, quel que soit le média support employé. Ces compétences numériques comportant notamment des savoirs, des savoir-faire et des conduites impliquant des techniques et des éléments didactiques. Cette définition n’est pas rencontrée dans les documents européens étudiés mais se retrouve dans l’esprit des définitions des études commandées par l’UE qui parlent tout autant de compétences numériques que de littératie(s) numérique(s) (Ala-Mutka, 2011 ; Ferrari, 2012 ; Goodefellow, 2011 ; Martin & Grudziecki, 2006). Le terme de littératies numériques aurait ainsi tendance à englober la variété des compétences numériques.
Quant aux textes politiques européens, ils mettent eux au singulier la compétence numérique, par commodité de référence à leurs 8 compétences clés, mais l’esprit se rapproche des travaux sur la(les) littératies numérique(s). En 2007, la Commission européenne adopte une longue définition opératoire de cette compétence numérique, la plaçant dans tous les aspects de la vie courante des personnes.
D’autres définitions existent encore, utilisées et promues par les parties prenantes professionnelles relativement structurées du secteur digital. Elles sont plus opératoires, centrées sur les besoins de l’économie actuelle. Elles font l’objet d’une activité de lobbying du secteur professionnel auprès de l’UE. Concernant la posture de certains travaux commandités par l’Europe, elle nous semble délicate en ce qu’ils accréditent la définition européenne plus politique de compétences numériques. Or en matière de numérique, l’évolution est telle que les définitions ne peuvent être ni pérennes ni holistiques.
PROPOSITION D’UNE CLASSIFICATION DES DOCUMENTS EUROPEENS EN MATIERE DE FORMATION AUX COMPETENCES NUMERIQUES DANS L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR
La classification présentée ici est fragile car elle tient compte des seuls documents collectés, analysés et retenus dans l’étude. La première catégorie concerne les documents relevant d’études, publiques ou privées, d’autres documents plus politiques ou techniques relatifs à des sources institutionnelles, des organisations non gouvernementales, des pays ou des groupes d’intérêts divers. Elle propose plusieurs sous-catégories : les études définitoires sur les compétences numériques, les études prospectives sur les pratique d’évaluation avec le numérique, celles sur les e-compétences dans le monde professionnel, celles sur la situation de l’enseignement supérieur, celles sur les référentiels de compétences TIC et numériques et enfin celles dédiées à la formation au numérique des enseignants. La seconde catégorie regroupe les textes de diverses parties prenantes de la formation au numérique en Europe. Les textes ont été répartis en sous-catégories selon qu’ils émanent d’institutions européennes, d’États-membres, d’organisations non gouvernementales ou de professionnels influents. Enfin, la troisième catégorie correspond aux référentiels de compétences retenus parmi ceux consultés. Nous avons dû à nouveau affiner la catégorisation en différentes sous-catégories de référentiels selon leurs publics cibles : ceux à destination des utilisateurs professionnels pour l’industrie et les services, ceux à destination des citoyens hors diplomation, pour les étudiants en formation ou pour les enseignants et futurs enseignants ; nous ajoutons à cette classification un point relatif à ce que nous appelons, comme d’autres auteurs, des méta-référentiels.
CONCLUSION
Dresser un panorama de la formation aux compétences numériques dans l’enseignement supérieur en Europe n’est pas aisé car il n’existe pas à notre connaissance d’études ad hoc. Les éléments des analyses documentaires menées ici permettent cependant d’indiquer que les textes européens, à quelques strates institutionnelles ou de parties prenantes qu’ils se situent, encouragent depuis plusieurs années au développement des compétences numériques des citoyens européens. L’évolution et la structuration de l’Espace Européen de l’Enseignement Supérieur (EEES) – qui dépasse les frontières de l’enseignement supérieur européen des seuls pays membres de l’UE – n’est pas sans influence sur les politiques numériques européennes, et réciproquement, via les coopérations internationales et les éléments de convergence engagés. Si les réalités économiques actuelles pilotent les dernières politiques européennes, l’enseignement supérieur européen demeure un investissement essentiel à long terme car il est un acteur – régulièrement rappelé comme – central du développement des compétences numériques en Europe.
REFERENCES
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