Maarten Lemmens
Axes de recherche
Présentation des thématiques de recherche
Mes recherches s’articulent autour de trois axes principaux : (1) la sémantique des verbes de posture en anglais, néerlandais et suédois ; (2) l'analyse typologique et multimodale des expressions spatiales ; et (3) la sémantique lexicale et constructionnelle (dans le cadre de la linguistique cognitive et de la grammaire des constructions). Ces trois axes ont chacun leur méthode spécifique, mais sont liés par le cadre de la linguistique cognitive ainsi que par le fait que les descriptions ont un appui empirique solide.
Axe 1 : Verbes de posture
Mes recherches sur les verbes de posture dans diverses langues trouvent leur origine dans l’analyse de ces verbes en néerlandais – à savoir staan (« être debout »), liggen (« être couché ») et zitten (« être assis ») – langue dans laquelle leur usage est fortement grammaticalisé, devant le constat des difficultés qu’ils présentaient pour les apprenants français, dans les cours de néerlandais que je donnais à l’époque. Mes analyses de type cognitif comblent une lacune dans la littérature et font désormais référence, après plusieurs publications internationales reconnues (Lemmens 2002, 2005 ; Lemmens & Perrez 2010 ; 2006). Elles montrent les mécanismes sémantiques qui déclenchent l’usage fréquent et obligatoire des verbes de posture cardinaux en néerlandais. Pour clarifier l’usage de ces verbes, l’analyse s’appuie non sur les dimensions réelles des entités localisées, mais sur l’existence d’« images mentales » (angl. image schemata), structures cognitives abstraites dérivées de notre expérience physique et culturelle du monde. Les analyses sur les verbes de posture mentionnées ci-dessus trouvent une contrepartie dans des analyses des verbes de posture causatifs (verbes de placement ; cf. Lemmens 2006).
L’analyse des verbes de posture néerlandais a été poursuivie par des études sur leur grammaticalisation dans des structures à valeur aspectuelle progressive (voir Lemmens 2005, 2015). Dans ces constructions, un verbe de posture cardinal est suivi d’un complément infinitif ; la structure peut être schématisée comme liggen/zitten/staan+te+V-INF (« être couché/debout/assis à V-INF »). Dans plusieurs contextes, il n’y a plus de référence à la position réelle de l’Agent (animé ou inanimé) engagé dans le processus décrit par l’infinitif ; dans ces emplois, la construction pourrait être caractérisée comme purement progressive, avec le sens de « être en train de ». L’article publié dans le Journal of Germanic Linguistics (2005) présente une analyse de ces constructions sur la base de données de corpus écrits ; un autre article (2015, rédigé en néerlandais) contraste ces constructions avec une autre construction progressive très productive elle aussi, avec le verbe zijn « être » (aan het V zijn « être au V »). Il montre que les deux types de constructions ne sont pas équivalentes mais en général sont utilisées avec des verbes différents ; pour les cas où on peut avoir les mêmes verbes dans les deux constructions, les données montrent que celles-ci sont utilisées dans des contextes différents. Un troisième article (encore en préparation) traitera la comparaison des corpus écrits avec des corpus oraux.
Dans un cadre comparatif, je me suis également lancé dans des études diachroniques de l’anglais, pour mieux comprendre pourquoi il occupe une place isolée dans le groupe de langues germaniques : en anglais contemporain, les verbes de position ne sont pas utilisés aussi fréquemment que dans les autres langues germaniques. Or une étude exploratoire (Lemmens 2014) suggère que dans des périodes antérieures de l’anglais, ces trois verbes avaient la même portée sémantique qu’ont leurs équivalents germaniques encore aujourd’hui. Une analyse diachronique plus fine reste à finaliser (voir Lesuisse et Lemmens 2015 pour un premier résultat).
Axe 2 : analyse typologique et multimodales des expressions spatiales
Grâce à deux projets à financement externe (projet ACI ET0092 La localisation et le mouvement dans la langue et dans la cognition : études comparatives inter-langues de l’adulte et de l’enfant ; 2003 à 2005, et le projet financé par le France-Berkeley Fund La localisation: Etudes expérimentales en typologie langagière, en collaboration avec Dan Slobin, Université de California, Berkeley), j’ai pu développer un projet typologique plus large. Ce projet a signifié des élargissements importants, à savoir (i) l’étude de toutes les expressions de la localisation statique (et non seulement les verbes de posture), (ii) la comparaison inter-typologique (notamment les langues germaniques vs les langues romanes), (iii) la dimension de l’acquisition d’une langue étrangère (travail en collaboration avec Julien Perrez, Université de Liège, Belgique) et (iv) la dimension multimodale, notamment les gestes co-verbaux (également en collaboration avec J. Perrez). Ces diverses analyses sont toutes basées sur les mêmes données, des narrations élicitées (descriptions d’images) qui ont été enregistrées en audio-visuel pour permettre l’analyse multimodale.
Certaines études ont déjà été présentées et/ou publiées sur la base de ces données, notamment pour la partie verbale en L1 et L2. Par exemple, l’article de Lemmens & Perrez (2012) confirme les résultats de nos analyses antérieures (basées sur des corpus écrits, voir Lemmens & Perrez 2010), à savoir que les apprenants francophones sous-utilisent les verbes de posture dans leurs descriptions (ce qui s’explique par le fait que leur langue maternelle n’y recourt presque pas), mais il montre également qu’ils les sur-généralisent en les appliquant à des contextes où ils ne sont plus possibles. Les apprenants de L2 opèrent donc aussi selon des principes comparables à ceux qu’on trouve chez des apprenants de L1.
Les premiers résultats des analyses gestuelles (sur une partie des données, pour le néerlandais et le français, L1 & L2) ont été présentés dans des communications lors de colloques internationaux (mais pas encore publiés, voir Lemmens & Perrez 2015a, b ; Lemmens 2015). Ils contribuent de façon significative et innovante à l’étude des gestes co-verbaux. D’abord, nous avons pu affiner le type de gestes utilisés lors des descriptions spatiales. Alors que dans la littérature (limitée) il n’est pas fait de distinction entre gestes directionnels et gestes locatifs, nos données montrent qu’il faut bien distinguer les deux : les gestes directionnels indiquent une direction et les gestes locatifs sont caractérisés par un point d’ancrage dans l’espace gestuel ; les gestes directionnels n’ont pas cet ancrage.
Deuxièmement, nos données confirment les résultats d’autres chercheurs, à savoir que les apprenants utilisent souvent des gestes pour combler leur déficit lexical. Nos résultats ajoutent cependant des raffinements substantiels, à savoir qu’en général, les gestes des apprenants francophones du néerlandais sont plus ancrés dans la réalité spatiale décrite (gestes déictiques, gestes d’action (« enactment gestures »), gestes indiquant la forme ou la taille de l’objet décrit, etc.) alors que ceux des locuteurs natifs du néerlandais sont davantage orientés (1) vers la sémantique spatiale à un niveau supérieur (comme par exemple les relations entre les objets décrits plutôt que leur emplacement) et (2) vers la structuration de leur discours. La plupart des gestes discursifs de ces apprenants ne fait que traduire leur insécurité linguistique.
Un troisième résultat de notre étude, tout à fait innovant (présenté dans Lemmens 2015), est l’observation qu’il existe ce qu’on peut appeler des « idiolectes gestuels » (gestural idiolects) ou « idiogestes », pour reprendre un terme qu'utilise Brannigan (2011) dans son ouvrage sur la choréographie, quand elle parle des styles personnels de danseurs individuels. Il s’agit de traits idiosyncratiques récurrents mais constants pour un locuteur donné quand il décrit une scène spatiale. Ces idiogestes diffèrent selon les locuteurs, mais il ne s’agit pas de simples différences de style personnel : ils expriment une perspective sémantique que le locuteur maintient tout au long de son discours. Par exemple, un des locuteurs néerlandophones fait le même geste, une oscillation rapide du pouce, avec l’index formant un C à l’horizontale, quelle que soit la forme des objets, et quelle que soit la nature de la relation qui les unit (« à côté de », « en face de », « devant », « derrière »). Ces idiogestes ne sont donc pas iconiques. L’idée d’idiogestes a été accueillie avec grand intérêt lors de sa présentation à deux colloques internationaux (AFLiCo 6 à Grenoble et l’ICLC 13 à Newcastle), mais ces données nécessitent des analyses supplémentaires.
Axe 3 : La sémantique lexicale et constructionnelle
Mes recherches sur les verbes causatifs lexicaux (en opposition avec des verbes causatifs périphrastiques) trouvent leur origine dans ma thèse soutenue en 1995, à l’université de Louvain, sous la direction de Dirk Geeraerts et de Brygida Rudzka-Ostyn. Ce travail étudie l’interaction dynamique entre deux concepts importants : d’une part, la sémantique du verbe (lexical meaning) et, d’autre part, la sémantique de la construction verbale (constructional meaning). Depuis, je suis revenu à plusieurs reprises sur l’étude de l’interaction entre les verbes (causatifs) et leurs alternances, en y intégrant de nouvelles idées de la Grammaire de Constructions ainsi que de nouvelles méthodes empiriques. Plus particulièrement, j’ai adopté la méthode récente de l’analyse « collostructionelle » (developpée par A. Stefanowitsch & S. Gries).
En revanche, dans les dernières publications, j’ai également introduit une nouvelle façon d’évaluer le degré d’alternance d’un verbe causatif, qui mesure le « Theme overlap », à savoir le degré de chevauchement du participant commun dans les deux constructions de l’alternance causative.
Le travail sur les constructions verbales était aussi au cœur de la recherche d’un de mes anciens doctorants, Florent Perek, et notre collaboration a donné lieu à une autre publication dans ce domaine (Lemmens & Perek 2010).
Finalement, cet axe vient de s’élargir, avec un autre projet qui concerne la grammaticalisation de verbes de mouvement et de localisation en odiya, une langue indo-arienne, en collaboration avec K. Sahoo (Univ. de Hyderabad), après un séjour de celle-ci à l’UMR STL en novembre 2010 et mon séjour à Hyderabad en janvier-février 2013. Cette collaboration combine mon expertise sémantique avec l’expertise syntaxique de K. Sahoo sur des verbes sériels. Plus précisément, cette étude concerne des constructions sérielles, appelées en anglais « light verb constructions » (par exemple « tuer.donner», « mourir.aller », ou « rire.tomber » dans lesquelles le deuxième verbe (« aller, donner, tomber », dans les exemples donnés) est grammaticalisé et marque la nature télique du processus encodé par le verbe principal ainsi que le fait que ce processus s’est accompli de façon inattendue ou non approuvée (voir Lemmens & Sahoo 2013, à par.).