Les travaux que je développe dans l'axe 3 du Clersé (Economies et sociétés : développement, richesse, régulation, innovation) sont principalement de nature théorique, avec quelques prolongements d’économie appliquée. Ils peuvent être présentés comme une série de contributions sur le travail à l’interface de l’analyse économique institutionnaliste et de la philosophie politique pour éclairer les tenants et aboutissants des sociétés modernes en tant qu’elles sont problématiquement « capitalistes-démocratiques » (Luc Boltanski). S’inscrivant dans un mouvement intellectuel en plein essor en France et à l’étranger, et très présent au Clersé, mes travaux défendent une Economie Politique Institutionnaliste qui assume clairement l’ancrage de l’économie dans les sciences sociales et ne fonde pas son épistémologie sur le modèle des sciences de la nature. Plus précisément, la spécificité méthodologique de mes contributions vient de ce qu’elles théorisent en mobilisant les outils de l’histoire de la pensée, de l’épistémologie et de la philosophie économiques. Elle se décline en trois grands types d’apports, qui prennent l’œuvre de Marx et ses prolongements contemporains comme camp de base, mais les ouvrent aux débats contemporains :

 

            Le premier apport est la construction d’une problématique institutionnaliste qui, au-delà des querelles d’école, a cherché à dégager les points communs aux différentes hétérodoxies actuelles en France, insiste sur le socle antinaturaliste qu’elles partagent fondamentalement et ré-encastre ainsi l’objet économique dans le champ pratique du social-historique. Une fois écartée la fausse alternative : individualisme / holisme méthodologique, l’enjeu est de savoir comment penser le rapport acteurs / institutions, dès lors qu’on se place dans l’irréductible tension suivante (que je propose d’appeler « cercle institutionnaliste » et qui trouve son origine dans la lecture phénoménologique de Marx par Paul Ricœur) : (1) d’une part, les acteurs ne sont pas auto-fondés et omniscients, mais toujours déjà conditionnés, c’est-à-dire naissent, existent dans et agissent à partir d’institutions à la fois logiquement et historiquement antérieures (« moment structural »).  (2) d’autre part, les acteurs n’épuisent pas leur être dans ce conditionnement préalable, mais peuvent toujours le transformer, plus ou moins radicalement et à partir d’un sens éthico-politique qu’ils donnent à leur action. Ils agissent « à partir » des institutions, c’est-à-dire « dans » mais aussi « sur » des institutions (« moment herméneutique »). Du point de vue d’une ontologie phénoménologique, le monde social-historique dans lequel toute économie prend place se comprend ainsi comme enveloppement réciproque du « moment structural » et du « moment herméneutique ». L’explicitation de cette problématique a constitué le fil directeur de mon habilitation à diriger des recherches (2012) et a donné lieu à des travaux en collaboration avec Nicolas Postel. Elle connaît désormais des prolongements à partir de recherches concernant les formes d’illusion qui structurent les actes et pratiques économiques dans le mode de production capitaliste (analyse du courant « Critique de la valeur »).

 

            Le deuxième apport est la mise à l’épreuve de ce cercle « institutionnaliste » à partir d’une relecture globale de l’œuvre de Marx (et des approches néo-marxistes actuelles) dans laquelle la tension entre « moment structural » et « moment herméneutique » se loge spécifiquement au cœur de la notion de travail et de ses métamorphoses sociales-historiques dans le capitalisme. Il s’agit de montrer que, loin de se cantonner au seul « moment structural » (rapport salarial, exploitation, accumulation du capital), l’héritage hétérodoxe de sa « critique de l’Economie Politique » doit également s’apprécier sous la perspective d’un « moment herméneutique » spécifiquement marxien qui donne de l’épaisseur éthico-politique à l’acteur économique (Subjectivation, idéologie, critique de l’aliénation, justice sociale, émancipation). Pour autant, si elle met en évidence la cohérence et la profondeur encore actuelle de Marx, cette relecture ne nous conduit pas à penser que son œuvre suffit à rendre compte de la spécificité de nos sociétés capitalistes-démocratiques (notamment s'agissant des transformations du rapport salarial et du développement de l’Etat social).

 

            Le troisième apport est la construction d’un cadre d’interprétation « institutionnaliste » pour rendre compte des problèmes de régulation qui se posent spécifiquement aux sociétés capitalistes-démocratiques, et en particulier à leur forme actuelle dominée par la prédation financière et la gouvernance néolibérale. La thèse défendue est que la posture radicale de Marx est nécessaire mais pas suffisante, et que l’auteur qui se situe sans doute le mieux sur la ligne de taille « institutionnaliste » de cette question est Karl Polanyi. Pour le comprendre, cela suppose notamment d’expliciter et de remettre sur le métier son concept de « marchandise fictive » (travail, monnaie, nature), pierre angulaire de son approche en termes d’encastrement sociopolitique du capitalisme, et point d’appui conceptuel pour contribuer par exemple à la théorie institutionnaliste de l’entreprise. Ce cadre, élaboré en collaboration avec Nicolas Postel, permet de mettre en perspective des recherches plus appliquées sur la question du développement soutenable et de la transition économique et sociale des sociétés dominées par le productivisme; et notamment sur la « responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE) ».