Sociologie des usages des TIC

-          Les relations sociales en ligne et hors ligne

La diffusion des technologies de l’information et de la communication (téléphone mobile, mail, web, etc.) s’accompagne de « paniques morales ». Ces outils informationnels et communicationnels favoriseraient le retrait et l’isolement et remettraient en cause le lien social et la sociabilité en face à face. Or, les travaux sur la sociabilité en ligne montrent qu’elle n’est pas incompatible avec les rencontres en face à face, voire elle est plus dense à mesure que la sociabilité en face à face l’est aussi. Les études sur les communautés de jeux en ligne, sur les sites de rencontre, sur les usages de la messagerie instantanée, etc. offre un panorama varié de la réalité sociale qui nuance les discours pessimistes voire alarmistes sur le lien social à l’ère du numérique. Plus largement, ces outils informationnels et communicationnels nous invitent à penser le lien social et à interroger la nature d’une relation sociale : qu’est-ce qu’une relation sociale ? Une relation sociale se construit en fonction de plusieurs paramètres : la nature de la relation et de l’engagement par rapport à l’autre (Lazega), la fréquence et durée des échanges ou de transfert de biens, de services et de soutien (Kaufmann), la diversité ou non des sujets de conversation, les opérations de découplage (Grossetti) qui sortent la relation de son cadre d’émergence. Ces outils constituent de formidables analyseurs pratiques pour dévoiler le processus qui sous-tend les relations sociales.

 

 

 

-          Les TIC et le rapport aux temps

 

Les TIC favorisent les incursions instantanées du lien et encouragent la multiplication des signes du lien. L’une des spécificités de l’ordinateur ou du téléphone mobile est la téléprésence, c’est-à-dire qu’ils permettent aux individus de communiquer partout et de s’affranchir des contraintes géographiques et temporelles. Dans les transports, les files d’attente, le téléphone mobile nous extrait de ces temps contraints pour y « superposer un second temps médiatique, plus utile » (Jauréguiberry, 1996 : 171). De retour à la maison, la « joignabilité » est augmentée pour traiter à distance des dossiers professionnels. L’ordinateur portable devient une annexe du bureau au foyer, le téléphone mobile est aussi bien un outil de contrôle, une laisse électronique qu’un instrument d’autonomie et de flexibilité (Jauréguiberry, 2003). Inversement, grâce au téléphone fixe ou mobile, à la messagerie instantanée, aux mails, la vie privée peut s’introduire dans l’univers du travail, de l’école et permettre aux individus d’organiser leur quotidien, de gérer les imprévus, d’articuler les engagements professionnels entre conjoints (Le Douarin, 2006), d’organiser des rendez-vous, de gérer la sociabilité et d’en vérifier la densité pour les lycéens (Le Douarin, Le Floch, Delaunay-Téterel, 2011). Si, avec ces dispositifs numériques, des auteurs ont pu constater un mouvement général d’accélération, d’autres ont montré combien les usagers parvenaient également à mettre en place des stratégies de déconnexion.

 

 

 

-          Les relations familiales et les usages des TIC

 

A la croisée de la sociologie de la famille et de la sociologie des usages, il s’agit de s’intéresser aux significations et aux contextes sociaux d’usages des TIC. Les relations familiales sont multiples et l’entrée de ces dispositifs en leur sein ne revêt pas les mêmes significations d’une famille à l’autre. Les « effets » des outils informationnels et communicationnels sont toujours relatifs et dépendent de l’économie morale propre à chaque foyer. Dans quelle mesure l’introduction de ces outils dans les familles révèle-t-elle, transforme-t-elle ou déplace-t-elle les relations familiales ? Ainsi, est-il possible de s’interroger sur les différentes stratégies éducatives des parents à l’égard de ces outils, sur les modalités de régulation, sur les contournements des règles établies, sur les bouleversements dans la répartition des tâches éducatives et domestiques avec la panoplie des dispositifs numériques mis à disposition, etc. Plus largement, il est possible d’étudier les relations parents/enfants, les relations grands-parents/petits-enfants, les relations conjugales à travers une description et une analyse des usages de ces dispositifs.

 

 

-          TIC à différents âges de la vie

 

Quand les sociologues abordent les contextes sociaux d’usages des TIC, tantôt ils focalisent l’attention sur la « jeunesse », tantôt sur l’âge adulte (associé au travail et à la constitution d’un espace domestique), tantôt sur la « vieillesse ». Or, cette organisation ternaire du cycle de vie cache une réalité sociale beaucoup plus éclatée, tant la jeunesse, l’âge adulte et la vieillesse « ne sont que des mots », pour paraphraser Pierre Bourdieu, c’est-à-dire que non seulement derrière l’unité apparente de ces catégorisations se cache des pratiques hétérogènes et de grandes diversités sociales mais aussi qu’un décloisonnement entre les âges de la vie permettrait de penser l’individu dans son avancée en âge (Caradec). Le vieillissement est un processus qui se réalise tout au long de la vie, de la naissance à la mort.

 

Si beaucoup d’enquêtes étudient les « jeunes et les écrans », elles focalisent surtout l’attention tantôt sur une tranche d’âges, tantôt sur un statut (collégien, lycéen). Peu d’études sur les outils informationnels et communicationnels focalisent l’attention sur la transition entre la formation et l’insertion professionnelle, entre le foyer familial et la vie autonome, etc. De multiples événements parcourent l’avancée en âge (épreuves scolaires, mise en couple, 1er emploi, naissance, déménagement, décohabitation/cohabitation, chômage, veuvage, recomposition, maladie, retraite, « dernier chez soi », etc.). Ces événements provoquent de multiples tensions entre la familiarité et l’étrangeté, entre être et avoir été, entre éloignement et prise sur le monde, entre autonomie et dépendance, entre fidélité à soi-même et obligations morales envers autrui, etc. Dans quelle mesure, pour chaque événement, les TIC favorisent-elles ou non une « prise matérielle » sur le monde ?

 

Ainsi en va-t-il pour certains retraités actifs qui voient dans la socialisation informatique les moyens de « bien veillir » et de faire partie de leur temps. Ainsi en va-t-il pour des étudiants qui décohabitent du foyer parental à leur arrivée à l’université : les TIC permettent ainsi de maintenir le lien familial à distance tout en faisant l’expérience d’une nouvelle autonomie. Ainsi en va-t-il des jeunes travailleurs qui font l’expérience d’un nouveau rapport au travail, aux loisirs et voient leur sociabilité se transformer : peut-on dire si les TIC permettent d’ériger des ponts entre le passé et le présent ? Certains jeunes travailleurs délaissent leur engagement dans les communautés de jeux en ligne pour forger une nouvelle « culture temporelle » et de nouvelles routines compatibles avec leur activité professionnelle. D’autres maintiennent leurs contributions à ces « communautés virtuelles » pour préserver leurs pratiques de loisir et s’évader du nouvel ordre temporel qui s’est imposé à eux par le travail salarié (Violleau, 2015). Les cas de figure sont nombreux et la recherche dans le domaine fécond.