Poésie et poétique : modernisme et objectivisme

 

La nécessité de la forme et l’ancrage dans le réel : telles sont les deux directions par lesquelles Serge Fauchereau résumait, en 1968, le mouvement objectiviste dont il fut le premier à rendre compte auprès d’un lectorat français (Lectures de la poésie américaine, Paris, Minuit, 1968). Cette double exigence est en effet au cœur des préoccupations des poètes dits objectivistes, soit alphabétiquement Lorine Niedecker, George Oppen, Carl Rakosi, Charles Reznikoff et Louis Zukofsky, et constitue un premier axe de recherches portant sur l’articulation des enjeux modernistes depuis cette remise en cause presque contemporaine, puisque datant des années trente. Un objet résume à lui seul cette tenaille : une brique, qui apparaît, occasionnellement, dans l’œuvre de George Oppen. À l’origine, cette brique n’est pourtant pas la sienne. Elle figurait déjà dans le poème de deux vers que Charles Reznikoff inclut en 1934 dans Jerusalem the Golden :

 

Among the heaps of brick and plaster lies 

a girder, still itself among the rubbish.

 

Cependant, à chaque fois qu’il se réfère à ces vers comme à l’horizon premier de la poésie, Oppen efface ce tas de briques et ne retient que la poutrelle du second vers, image de la droiture analogue, autant morale qu’esthétique, des lignes qu’il composera lui-même. Oppen réécrit ainsi : 

 

the girder, still itself

among the rubble.

 

Ces briques refont cependant surface dès The Materials, en 1962, où elles forment comme l’image même d’un réel qu’elles lestent d’une présence concrète. Image-outil par excellence d’un constructivisme poétique explicite, ces briques sont les signes insistants d’une stratégie qui consiste à privilégier la mise en valeur des étapes d’une composition envisagée comme une série de fonctions parcellaires, elles-mêmes les indices d’un travail irréductible à la structure auxquelles elles donnent naissance. La même image de l’œil isolant une brique dans un mur, associée à l’évocation de la venue au monde d’une enfant, revient ainsi presque à l’identique dans This in Which (1965) puis Of Being Numerous(1968). Individuelles et collectives, ces briques imposent au mur une dialectique anti-monumentale où le détail vient à chaque fois percer le tout qu’il permet cependant, par son accumulation discrète, d’entrevoir.  

Une autre brique retient encore l’attention, comme une lettre volée posée là par le poète dans un geste qui semblerait relever tout à la fois de l’oubli comme de l’audace. Cette dernière, d’un rouge particulier, figure dans l’un des textes rétrospectifs à travers lesquels Oppen retourne à l’écriture à la fin des années 1950, lorsqu’il évoque pour la première fois son expérience de la Deuxième Guerre mondiale. La voici :

 

There is a simple ego in a lyric,

A strange one in war.

To a body anything can happen,

Like a brick. Too obvious to say.

But all horror came from it.

 

Publié lui-aussi dans The Materials, ce poème dont le titre contraste dans un ensemble au propos si délibérément matérialiste, « Blood from the Stone », ne cache guère sa teneur : située d’emblée comme étant issu, presque morphologiquement, d’un rapprochement entre les mots « corps » et « chant », soit « body » et « lyric », cette brique-là est d’une autre couleur. Le temps d’un télescopage aussi brutal qu’économe, le mot « brick » donne soudain chair ici à un réel dont la fragilité s’incarne dans celle du corps humain, pour être aussitôt ramenée au statut d’objet friable, broyé de concert avec les décombres dont il surgit. Cette observation attentive du poète était-elle défaite par un sentiment d’épouvante qui brouillait sa vision, ou bien le regard minutieux posé sur les choses prenait-il alors une autre profondeur, porteuse de perspectives que le détail de l’objet restreignait jusqu’alors aux seules dimensions d’une forme ? Fauchereau posait déjà les jalons de cette évolution lorsqu’il écrivait, en se référant à Oppen mais aussi à Marianne Moore et Charles Reznikoff : « Dans les années soixante, les anciens objectivistes ne veulent pas en rester aux hippocampes, aux briques dans un mur, aux lavabos : la bombe détruit les hippocampes, les briques sont jetées à la figure des minorités de toute sorte ». L’unité du poème, évoquant une nouvelle fois le volume de la brique, vole alors en éclat au rythme d’œuvres dites « ouvertes » qui relèguent au passé le besoin d’objets poétiques solides.  Cet axe a donné lieu à la monographie “We Said Objectivist.” Lire les poètes Lorine Niedecker, George Oppen, Carl Rakosi, Charles Reznikoff, Louis Zukofsky (Paris, Sorbonne Université Presses, 2019).

Histoire de la poésie américaine après 1945

 

 

Cet axe de travail s’inscrit dans la poursuite du premier, et s’efforce de poursuivre l’analyse d’une poésie que l’on pourrait légitimement qualifier de post-objectiviste. L’hypothèse proposée est la suivante : entre les interstices qui séparent les grands ensembles qui fondent les traditions poétiques américaines d’après 1945, il demeure des trajectoires individuelles inexploitées dont l’invention justifie que l’on s’y arrête, en dehors des regroupements habituellement proposés (New York School puis Language School). Il a donné lieu à l’ouvrage intitulé La poésie américaine entre chant et parole : l’héritage objectiviste (Paris, Honoré Champion, 2020). 

En choisissant de situer ce travail à partir d’une tradition poétique antérieure et étrangère, celle des troubadours, il s’agissait de mettre en relief la question de la nature du chant poétique et montrer qu’elle possédait une ampleur que l’on ne saurait circonscrire à la seule poésie américaine. Pourtant, c’est nommément à partir de cette tradition poétique-là, celle des troubadours médiévaux, qu’a cherché à se situer Ezra Pound et, avec lui, tout un courant moderniste curieux de se découvrir les ancêtres nécessaires à son projet. Alliance d’un haut degré de formalisme et de la souplesse attachée au vers de circonstance, primauté accordée à la langue vernaculaire, effacement de l’auteur sujet au profit des fonctions performatives de la parole, toutes ces vertus et bien d’autres furent utiles à la renaissance désirée par ces jeunes poètes du début du XXe siècle, soucieux qu’ils étaient d’enjamber leur ascendance plus immédiate. Néanmoins, il ne s’agissait pas de retracer les origines du chant tel que les poètes américains du premier XXe siècle les avait conçues, mais de rendre compte des mutations de ce chant au travers des parcours singuliers de poètes parfois oubliés de la seconde moitié de ce siècle, venus pour l’essentiel après l’anthologie de Donald Allen, The New American Poetry 1945-1960 ; soit, par ordre alphabétique, Robert Blackburn, Cid Corman, Robert Creeley, Robert Duncan, Larry Eigner, Theodore Enslin, Michael Heller, David Ignatow, Robert Lax, Denise Levertov, Jerome Rothenberg, Armand Schwerner, Harvey Shapiro, Hugh Seidman, Jack Spicer et John Taggart.

Parmi les sujets pertinents au sein de cet axe, on nommera la dimension politique de la parole poétique et la question du poète porte-voix, le rôle du primitivisme et de l’archéologie dans la constitution d’un nouveau canon poétique, l’importance du bouddhisme dans la poésie américaine de l’après-guerre, ainsi que les mutations des formes brèves (épigramme, haiku)

 

 

Méthodes de la critique littéraire : philosophie et politique du poème.

 

Cet axe repose sur le projet d’ouvrir les modes de lecture de l’œuvre aussi bien du côté de l’analyse formelle (et tout particulièrement prosodique) que depuis les différents contextes théoriques successifs qui sont mobilisés, au fil du temps, pour servir de cadre interprétatif aux textes dans un rapport de contextualisation théorique mais aussi, parfois, dans une logique de décontextualisation, le poème se cantonnant au rôle d’illustration d’un propos prenant sa source ailleurs. Un aspect important de ces questions concerne les diverses lectures philosophiques (on inclut ici la philosophie politique) susceptibles de venir éclairer les textes poétiques depuis une position d’extériorité parfois problématique, au sens où l’élucidation des textes passe nécessairement par une remise en cause, et non une simple mobilisation, des cadres interprétatifs qui se sont accumulés pour en rendre compte. Ce dernier aspect possède une importance particulière au regard des accents politiques qui sous-tendent une part importante de l’analyse littéraire de la deuxième moitié du vingtième siècle, notamment au sein de la critique littéraire anglophone. 

Ces travaux furent entamés dans une monographie dédie à la réception de l’œuvre de George Oppen, intitulée George Oppen’s Poetics of the Commonplace (New York, Peter Lang, 2017). Il s’agissait là essentiellement de prendre en compte les lectures politiques et philosophiques concurrentes qui s’étaient accumulées depuis la redécouverte du poète au cours des années 1960 et 1970. Cette monographie se présente donc à la fois comme la synthèse des courants critiques qui animèrent la réception d’un héritage du modernisme américain à la fin du XXe siècle et comme un outil d’investigation des pratiques de l’analyse littéraire moderne en général. Ce type de problématique vise à enrichir le questionnement méthodologique portant sur l’architecture du discours critique en poésie, afin d’identifier et d’interroger ce que l’on pourrait résumer comme une tension entre technicité et conceptualité, c’est-à-dire entre la précarité de l’expression dont on fait l’expérience face aux poèmes épars sur la page et la densité des constructions théoriques qui s’efforçent d’en énoncer les enjeux. 

Un travail important relève ici de l’analyse prosodique et d’une discussion précise des enjeux prosodiques relatifs à l’analyse du vers libre, et donc à la prise en compte de la grammaire et de la syntaxe comme potentialités rythmiques, depuis l’idéal d’une prosodie biblique qui permettrait d’enjamber la tradition gréco-latine jusqu’aux manifestes d’avant-garde qui préconisent un redéploiement des possibilités sémantiques de la langue.