Lucien Vinciguerra
Présentation
Historique des travaux
Dans les années 1994-1996,ma thèse de doctorat en philosophie et histoire des sciences conduit une interrogation sur les transformations du mode d’existence et de construction du discours mathématique, essentiellement dans l'Analyse et la géométrie, entre l'âge classique et le XIXe siècle. Elle analyse les inventions de l’Analyse et de la géométrie de cette époque en montrant qu’elles relèvent d’un changement du rapport du langage mathématique à ses objets, davantage que de simples progrès conceptuels. Elle discute la possibilité de s'appuyer sur les analyses de Michel Foucault dans Les mots et les choses pour penser cette transformation à partir des concepts d'archéologie et d'épistémè. Elle est alors conduite à une critique de ce concept d'épistémè, et à la tentative d'élaborer une archéologie des textes et des dispositifs textuels dans les sciences, qui s'appuie autant sur les analyses du « second » Wittgenstein que sur l’œeuvre de Foucault.
Cette thèse remaniée a donné lieu à un ouvrage, Langage, visibilité, différence, éditions Vrin, 1999.
Dans les années qui suivent, j'ai essayé de comprendre ce qui a rendu possible ces transformations du mode d'être du langage en remontant en deçà, à la charnière de la Renaissance et de l'âge classique. J'ai d'abord travaillé sur l'histoire de la perspectiva artificialis, en montrant que la nouvelle technique de représentation picturale qui naît au quinzième siècle avait à son origine une nature et une fonction très différentes de celles que lui donnera l'âge classique. J'ai été ainsi conduit à critiquer les analyses d'Erwin Panofsky, dans La perspective comme forme symbolique, qui accordent à la perspective un rôle essentiel dans le partage philosophique à l'âge classique entre le sujet et le monde objectif de la science. J'analyse alors une succession de déplacements et de ruptures dans les relations entre image et signe depuis le Quattrocento, à la fois dans les théories humanistes de la perspective, mais aussi dans les procédés techniques des peintres et des mathématiciens (Piero della Francesca, Desargues). Ce sont ces transformations de la pensée et de la pratique de la perspective qui rendent possible l’épistémè classique, transformations dont la perspectiva universalis n’était en rien porteuse dès l’origine.
Ce travail a donné lieu en particulier à un ouvrage, Archéologie de la perspective, PUF, 2007.
Parallèlement d'abord, puis dans les années qui ont suivi, j'ai conduit une série de travaux sur des questions d'histoire de la philosophie classique, chez Descartes, Pascal, Locke et Leibniz. Les philosophes de l'âge classique éclairent bien souvent le pouvoir de représentation des idées au moyen de celui du langage et de l'image. En rapprochant ces analyses de l'usage qui est fait à la même époque des signes dans les textes mathématiques, j'ai montré comment histoire des mathématiques et de la philosophie peuvent s’éclairer l’une par l’autre. Par exemple, le statut des signes littéraux dans l'équation de la Géométrie de Descartes éclaire le rôle que joue le modèle du signe et de l'image pour penser le statut philosophique de l'idée sensible, de la couleur et de la figure ; et à l'inverse, la réflexion cartésienne sur la vision, le sens et la matérialité du signe permet de mieux comprendre la nature de l'équation de géométrie et la manière renouvelée dont Descartes pense son rapport aux figures et aux objets mathématiques.
Ce travail a donné lieu en particulier à un livre, La représentation excessive. Descartes, Leibniz, Locke, Pascal, Septentrion, 2013.
Mes recherches de ces dernières années portent sur les modes de mise en récit des textes scientifiques et leurs rapports aux procédés romanesques. Dans ce cadre là, j'ai en particulier entrepris une étude de l'usage que font des symboles les mathématiciens de la tradition algébriste française du milieu du XVIe siècle (Pierre Forcadel, Guillaume Gosselin, Jacques Peletier du Mans) en analysant les transformations qui conduisent à partir de là à l'œuvre de François Viète, puis enfin au XVIIe siècle à la refonte cartésienne de la géométrie. J'ai tenté de montrer que cette histoire est scandée par des modifications dans la manière dont est pensé le rapport que le mathématicien calculant et raisonnant entretient à son propre savoir ; et qu’il faut donc penser le texte mathématique comme un récit qui a un narrateur, s’adressant au lecteur à partir de son savoir partiel du monde mathématique dont il traite. Or ces modifications répondent à celles qui affectent dans les romans de la même époque la voix narrative, entre les romans de chevalerie de la fin du Moyen-Âge et le début du roman classique, le roman du XVIe siècle étant caractérisé par une crise du statut de cette voix narratrice. L’analyse des transformations dans le roman de la place accordée à la voix narrative, des formes de son accès à la psyché des personnages, et de la manière pour ces romans de « faire monde », montre la solidarité profonde entre la narrativité romanesque et la naissance de la science moderne.
Ce travail a débouché sur un ouvrage paru en février 2019 : Celui qui parle. Science et roman, Hermann, 2019.