Sociologies visuelles

 

L’écriture visuelle du politique en sciences sociales

Faire de la sociologie (politique) par et avec l’image… tout un programme

 

Philippe ALDRIN (MESHOPOLIS) & Julien O’MIEL (CERAPS)

 

« The world has never been more visually aware and visually engaged, and this means that the time for visual sociology has most certainly arrived. »

Douglas HarperVisual Sociology (2012)

 

 

Inspirée par la lointaine tradition de l’anthropologie visuelle, la sociologie visuelle s’est développée dans les années 1960 sous la forme de photographies puis de films documentaires accompagnant des enquêtes sociologiques. Cette pratique est étroitement associée à une conception ethnographique, en immersion, du travail sociologique. C’est avec l’intention de compléter par des traces visuelles leurs descriptions de mondes sociaux situés aux marges de la société (sans-abris, marginaux, saisonniers agricoles…) que les sociologues de Chicago notamment se muent en « sociologues visuels » et prolongent ainsi un rapport critique à la sociologie des « suprêmes théoriciens » (selon l’expression de C. Wright Mills) fondée sur des jeux purement théoriques et l’« abstraction empirique » des données statistiques. Pratiquée de façon confidentielle, principalement dans les séminaires de formation à la sociologie à et par la recherche, la sociologie visuelle connaît une progressive reconnaissance en tant que dimension de la méthode sociologique dans les années 1970 (Howard Becker lui consacre un article séminal publié en 1974), avant de devenir un courant à part entière du champ de la sociologie universitaire.

 

La thèse et les travaux de Douglas Harper (Harper, 1982, 1987, 2012) contribuent à renforcer l’intérêt de la communauté scientifique pour la « pensée visuelle » (« thinking visually ») dans les années 1980. Sans revendiquer le statut de produits proprement scientifiques, les expériences de films sociologiques (visual essay) donnent cependant lieu à la fondation d’un courant d’échanges et de réflexions au sein de la sociologie internationale autour du renouvellement de la discipline par les méthodes et les techniques offertes par les outils audiovisuels (création de l’International Visual Sociology Association ISVA, sous l’impulsion notamment de John Grady, l’un des initiateurs du courant qui deviendra son premier président). Au cours des années 1990, un plus grand nombre de sociologues américains explorent les perspectives du recours à l’image fixe ou filmée pour rendre compte de la réalité des terrains d’enquête et faire connaître au-delà des seuls publics universitaires les résultats de leurs recherches empiriques.

Aujourd’hui, la démarche et les techniques des Visual Studies sont installées et reconnues au sein des sciences sociales, depuis leur incorporation plus fréquente dans les dispositifs d’enquête (réalisation de photodocumentaires ou de vidéodocumentaires, photo ou vidéo-élicitation, collecte de données visuelles…)  jusque dans l’exploration des significations sociologiques de la production de photographies, de films documentaires ou de fictions (Bacqué, 2014) conçue en dehors de l’espace strictement scientifique. Si le répertoire des usages savants de l’image s’étend en même temps que s’accroît la place de l’image dans nos sociétés (Harper, 2012), l’accès facilité et la maniabilité des outils d’écriture visuelle impose également un travail de réflexivité des social scientists pour conserver à la démarche son attachement au raisonnement sociologique. L’image est tout à la fois un produit social (intentionné ou spontané) et un construit scientifique (finalisé ou intermédiaire).

 

Parce qu’elle possède une tension dramatique intrinsèque, la politique est une matière propice à l’écriture visuelle. La compétition électorale ou le monde discret de l’exercice du pouvoir possèdent des propriétés vidéogéniques évidentes, spontanées que la fiction explore volontiers. Mais comment filmer, sans perdre de vue la démarche sociologique, l’univers des professionnels de la politique dans ses différentes dimensions : faire campagne, représenter les électeurs, conquérir des votes, enrôler des militants, contrôler les organisations partisanes, apparaître dans les médias et l’espace public ? Derrière les évidences, il est impératif de préserver ici la très forte analogie entre l’analyse située telle que celle pratiquée dans une partie des sciences sociales (dans le prolongement de l’ethnographie ou de la microsociologie initiée par l’École de Chicago) mais aussi par les partisans du cinéma-vérité (notamment les films documentaires, les films ou les séries recherchant un effet de réel). Il s’agit, au fond, de rendre compte d’un compartiment du monde social, un monde de relations, de positions et de petites routines dont l’ethnographie filmée vise précisément à restituer les principes d’ordre, les logiques d’action ainsi que les représentations qui les organisent.

 

Mais la politique, c’est aussi toutes les formes d’interactions qui, dans la société, engagent des rapports (de force, de soumission, de contestation, de résignation) à l’ordre établi et au droit. Elle recouvre également toutes les formes prises dans le monde social ordinaire par les oppositions d’idées ou d’intérêts, la concurrence entre les individus ou les groupes pour des ressources. Dans cette perspective, l’écriture visuelle des sociologues du politique doit imaginer les moyens photographiques ou filmiques de donner à voir les tensions et les conflictualités qui travaillent la société. Photodocumenter ou vidéodocumenter un terrain, c’est aussi emmagasiner des données (entretiens individuels ou collectifs, scènes de la « vie ordinaire », actions de mobilisation, d’affrontement, de négociation…) qui permettront une analyse différée du monde social observé à partir des traces visuelles de l’enquête souvent empiriquement très denses. Notamment pour mieux comprendre la subjectivation politique ou la politisation « en train de se faire ».