Depuis une quinzaine d’années, mes recherches portent sur l’histoire du haut Moyen Âge en général et plus particulièrement sur l’hagiographie et le culte des saints, le clergé rural dans l’Occident latin, avec un intérêt prononcé pour les dossiers documentaires issus de la province ecclésiastique de Reims.

1) Un premier ensemble de travaux envisage l’hagiographie du haut Moyen Âge dans ses rapports avec l’espace et la société du nord de la Gaule. Le point de départ de plusieurs articles concerne des questions d’attribution de textes hagiographiques. C’est ainsi que j’en suis venu à reprendre le dossier des Passions de saint Léger d’Autun, de la collection de documents copiée en l’honneur de saint Amand par le moine Milon au milieu du IXe siècle, le récit de la translation des reliques du pape Calixte à Cysoing en 854 ou encore des trois Vies successives de l’évêque Géry de Cambrai. L’intérêt de ces travaux réside moins dans les nouvelles attributions proposées que dans l’attention portée à ce que ces compositions disent du contexte géographique, politique, social et intellectuel dans lequel elles ont été rédigées.

J’ai eu l’occasion d’examiner le rôle des institutions ecclésiastiques et des pratiques religieuses – surtout le culte des saints – dans la formation et la structuration de nouveaux territoires au début du Moyen Âge. L’emprise des institutions romaines ayant été assez ténue dans le nord de la Gaule, elles ont cédé la place à des formes d’organisation religieuse plus originales que dans les régions centrales de l’ancien Empire romain. Je me suis aussi beaucoup intéressé aux implications sociales des textes hagiographiques du haut Moyen Âge et à la manière dont les hagiographes mérovingiens et carolingiens ont participé à l’élaboration de la mémoire des institutions auxquelles ils appartenaient ainsi que la présentation qu’ils font des situations de compétition au sein de la société aristocratique laïque et ecclésiastique. Il se trouve enfin que j’ai beaucoup mis à profit la documentation issue du diocèse de Cambrai. J’ai donc eu l’occasion de travailler sur l’intégration de ce siège épiscopal dans ce qu’on a l’habitude d’appeler l’Église d’Empire au Xe siècle, mais aussi de son rôle comme foyer intellectuel au début du XIe siècle sous l’épiscopat de Gérard Ier quand sont réorchestrées, dans un ensemble de texte d’une grande cohérence, des idées touchant à la définition de la société, au rôle du pouvoir royal et à la justification de la place de l’Église.

2) Mon autre axe de recherche concerne le clergé local à l’époque carolingienne – entendue au sens large, c’est-à-dire couvrant la seconde moitié du VIIIe siècle, le IXe et une bonne partie du Xe siècle, principalement à partir de la très riche documentation de la province ecclésiastique de Reims (mais éclairée par d’autres dossiers documentaires conservés en Gaule et en Germanie). Le sujet a été peu traité jusqu’à une époque récente et ce pour trois raisons principales. D’une part en raison d’une documentation considérée comme exclusivement normative et donc présentant davantage les modèles que la réalité, ce qui, exception faite des travaux du Père Avril en France, a longtemps exclu les prêtres carolingiens des travaux d’histoire générale pour les reléguer dans le champ du droit canon. Ensuite, parce que l’histoire du clergé carolingiens n’était souvent envisagée que à l’occasion de travaux sur les origines des paroisses, aussi bien sur le plan juridique (en Allemagne) que géographique (en France). Le clergé ne représentait alors qu’un rouage – et, paradoxalement, sans doute pas le plus important aux yeux de nombreux historiens – du fonctionnement de l’église dite « privée » (Eigenkirche) du haut Moyen Âge. Enfin, si le clergé rural du haut Moyen Âge a pu constituer un tel angle mort de la recherche, c’est aussi parce qu’il a pâti d’un double désinterêt: de la part des historiens ecclésiastiques qui considéraient une fois pour toute que les insuffisances du clergé du haut Moyen Âge s’expliquaient par la tutelle laïque qui commençait seulement à être battue en brêche par les réformateurs grégoriens à la fin du XIe siècle. Mais aussi de la part des historiens laïcs, soucieux, eux, de dégager l’histoire de son filtre clérical.

À l’image spiritualisée, stéréotypée et idéale du prêtre carolingien on doit substituer celle d’un homme enraciné dans la société locale, jouissant d’une position éminente et que distinguait un certain niveau de richesse et de culture. Ces deux faces d’une même médaille n’étaient d’ailleurs pas toujours contradictoires. Bien sûr, il convient d’insister sur une très grande diversité de situations, mais, au bout du compte, les sources renvoyent l’image d’un groupe social qui jouait indéniablement un rôle de pivot. J’ai ainsi cherché à replacer les desservants ruraux dans la hiérarchie diocésaine et au sein de leur communauté locale, mais aussi de montrer qu’ils représentaient au IXe siècle un groupe social à part entière, conscient de sa position singulière, comme le montre l’existence de fraternités sacerdotales. D’autre part Le clergé local n’a pas été seulement le sujet passif de transformations et dé réformes décidées et mises en œuvre à son insu par l’épiscopat. Il y a bien des indices d’une adhésion des prêtres à la mission pastorale qui leur était confiée. Il est courant de rappeler que l’instruction et les compétences médiocres des prêtres ruraux représentèrent un frein mis à l’ambitieux programme de la Renaissance carolingienne, mais il n’empêche que certains d’entre eux furent partie prenante de l’entreprise. Les interventions de certains prêtres dans la gestion locale du culte des saints montrent que leur rôle ne se réduisait pas à celui d’une simple courroie de transmission des décisions épiscopales. Ils disposaient d’un pouvoir d’appréciation et d’une certaine autonomie. De ceci témoignent aussi les formes de solidarités ecclésiastiques locales formées à l’initiative des clercs locaux. Elles contribuèrent à donner au clergé local une réelle cohésion. C’est peut-être finalement dans ses rapports avec la communauté que l’image du prêtre carolingien se fait plus neuve. Il est en effet possible de mettre en évidence la manière dont le prêtre était inséré dans la communauté. La fonction d’intermédiaire avec les autorités laïques et ecclésiastiques lui assurait une position singulière. Sa formation l’avait mis en contact avec la cité épiscopale et certains monastères avec lesquels il continuait à entretenir des liens. La conduite sans doute arbitraire et brutale de certains prêtres montre que la communauté disposait aussi d’un certain pouvoir pour fragiliser son pasteur, voire d’obtenir son départ avec ou sans le consentement de l’évêque. Inversement la communauté pouvait aussi faire bloc autour de son prêtre.