Bruno Dubois
Axes de recherche
L’angle de recherche principal propose d’envisager la justice postérieure à la Révolution française comme un trait d’union entre le droit et la société. L’objectif est de tenter de mesurer comment les normes ont été utilisées, à l’époque contemporaine, pour réguler le modèle économique, politique et social fondé sur le libéralisme et, inversement, de voir comment les réformes institutionnelles de la justice et l’activité judiciaire s’efforcent de répondre aux attentes sociales.
Si, pendant longtemps, « toute justice éman[ait] du roi », elle est rendue depuis le XIXe siècle « au nom du peuple français ». Il s’agit donc de concevoir la justice dans ses liens avec la société, c’est-à-dire à la fois comme un outil de contrôle social et comme un reflet des évolutions de son temps. Cette démarche oblige à dépasser l’approche purement politico-juridique de l’histoire judiciaire (institutions, procédure, juges, auxiliaires de justice) dans laquelle se sont longtemps cantonnés les historiens du droit, pour adopter le justiciable, compris dans sa dimension individuelle (la victime, la partie civile, le criminel, etc.) ou collective (le citoyen, l’opinion publique, la presse) comme objet d’étude à part entière.
Cette méthode, consistant à poser les bases d’une histoire sociale de la justice, s’applique dans trois champs principaux, parfois explorés de manière comparatiste et internationale et investis parce qu’ils sont étroitement liés au libéralisme tant dans sa dimension politique que dans sa dimension économique et sociale : l’histoire du droit social, l’histoire des institutions judiciaires et l’histoire du droit pénal.
I- L’histoire du droit social et du contentieux professionnel.
Historiquement, la construction du droit social a longtemps été présentée comme le produit de la Révolution industrielle et des rapports de force qu’elle a engendrés. Associé à l’histoire du mouvement ouvrier, ce droit a longtemps été décrit comme le résultat d’une conquête syndicale poussant l’Etat gendarme à quitter son uniforme pour revêtir une forme de plus en plus providentielle. Ainsi, le droit social aurait eu pour objet d’encadrer le libéralisme économique en vue de rééquilibrer les rapports sociaux dans la perspective d’une protection du faible contre le fort. Les évolutions récentes de cette discipline émergente conduisent à compléter cette vision initiale, en soulignant d’une part que les avancées ont parfois été permises grâce à des initiatives patronales, d’autre part que loin de toujours résister aux attentes sociales, le politique y a souvent été sensible, voire même en a été un acteur efficace et déterminant. Ainsi, l’approche historique comparée des accidents du travail entre la Belgique et la France tend à éclairer les logiques juridiques et les pratiques judiciaires à la lueur des enjeux sociaux (rôle de l’expertise des médecins, indemnisation forfaitaire révolutionnant le droit de la responsabilité)[1]. De même, l’étude du droit social dans les colonies permet de mesurer l’influence des impératifs sociaux en comparant la construction et la mise en œuvre du même droit du travail dans un cadre totalement différent du cadre métropolitain. Certes, il s’agit d’exporter un modèle, mais la colonisation permet aussi d’utiliser les territoires occupés comme de véritables laboratoires où sont expérimentées des solutions, qui seront ensuite, si elles sont couronnées de succès, généralisées[2].
Enfin, les recherches menées sur la résolution des litiges du travail montrent qu’un traitement spécifique du contentieux professionnel est une constante de l'histoire judiciaire. Les petits litiges individuels qui naissent quotidiennement de la relation professionnelle se sont toujours mal accommodés d'un traitement judiciaire classique. L'enjeu matériel souvent restreint, la dimension technique qui échappe parfois aux profanes, l'urgence des solutions à apporter dans l'intérêt commun (celui de l'ouvrier privé de ressources certes, mais aussi celui de l'Etat garant de l'ordre public et de l'économie nationale), les moyens limités d'une large part des justiciables, l'enjeu politique sous-jacent dans un contexte où « classes laborieuses » sont synonymes de « classes dangereuses » sont autant de facteurs qui conduisent à opposer aux litiges du travail des solutions alternatives, placées dans les mains des institutions corporatives sous l'Ancien Régime ou dans celles d'une juridiction d'exception, les conseils de prud'hommes, à l'époque contemporaine[3]. De même, après avoir longtemps été interdits et durement réprimés, les conflits collectifs sont soumis dès la fin du XIXe siècle à des procédures privilégiant la médiation et l’arbitrage. Les modes infra judiciaires de résolution des conflits constituent par ailleurs un objet privilégié d’étude tant ils sont fréquents en droit du travail (négociation collective, conciliation obligatoire devant les prud’hommes et en matière d’accident du travail, grèves, etc.)[4]. L’omniprésence de ces procédures menées à la périphérie du droit et qui laissent plus de place à l’initiative des parties tend à renforcer l’intérêt de l’analyse des liens entre normes, institutions judiciaires, justiciables et corps social.
[1] Accident du travail et droit social : La réparation des accidents du travail. Pratiques et acteurs XIXe-XXe s., France-Belgique, textes réunis et présentés par Farid Lekéal, Bruno Dubois et Nathalie Flament (numéro spécial de la Revue du Nord, premier semestre 2016).
[2] « Entre lutte de souveraineté, crispations coloniales et antagonismes professionnels, la difficle implantation des conseils de prud’hommes en Tunisie », La chicotte et le pécule. Les travailleurs à l’épreuve du droit colonail français (XIXe-XXe siècles), dir. Jean-Pierre Le Crom et Marc Boninchi, Presses universitaires de Rennes, 2021
[3] Les Conseils de prud'hommes au XIXe siècle. Entre Etat, patrons et ouvriers, les linéaments de la justice du travail, Thèse de doctorat en histoire du droit, 22 janvier 2000 (578 p., dactyl.), « L'émergence d'un nouvel acteur de la relation sociale : l'implantation des conseils de prud'hommes en Tunisie », actes du colloque sur Les acteurs de la colonisation, Sousse, 21-22-23 octobre 2010.
[4] « Les pratiques entrepreneuriales en matière de réparation des accidents du travail : entre stratégie d’évitement et conciliation », dans Accident du travail et droit social : La réparation des accidents du travail. Pratiques et acteurs XIXe-XXe s., France-Belgique, op. cit., « Une justice idéale ? La conciliation du contentieux professionnel au XIXe siècle », actes du colloque franco-japonais Perspectives comparées en histoire de la justice, Université de Nagoya, 25 janvier 2014, « Du juge de paix au commissaire de police. Problématique autour du contentieux professionnel pendant la période intermédiaire », dans Histoire, justice et travail, actes du colloque de Lille, 4-6 décembre 2003, textes réunis par S. Dauchy, B. Dubois, F. Lekéal et V. Demars-Sion, Lille, 2005, pp. 267-277.
II- L’histoire de la justice (institutions, personnel, procédure).
Les institutions judiciaires, mais aussi les hommes qui les composent[1], sont le terreau de ce champ de recherches. Leur étude à travers l'histoire permet d'éclairer les problèmes qui se posent aujourd'hui à ce qui est devenu un véritable sujet de société ; la justice. Quelles sont les réponses judiciaires opposées aux différents types de conflits ? Comment les juges sont-ils recrutés[2] ? Quels sont leurs formations, leurs motivations, leurs statuts ? Quelle sont les liens entre justice et politique ? Autant de questions auxquelles l'histoire a apporté certains éléments de réponse qu'il est utile de connaître pour celui que la justice intéresse. A ces interrogations devenues classiques (mais non encore totalement levées), une approche nouvelle est maintenant ajoutée, dont la partie totalement nouvelle introduite dans la quatrième édition de l’Histoire de la justice (2010) est la parfaite traduction. Intitulée « Justice et société », elle se nourrit notamment des travaux des historiens, qui ont récemment investi un champ disciplinaire jusqu’alors entièrement laissé au juriste. A côté des aspects institutionnels, y sont par exemple étudiés la notabilité judiciaire, le recours à la justice en tant qu’instrument de régulation sociale (le contrôle des populations par la lutte contre les marginalités et contre les différentes formes de contestations sociales) et en tant que support de défense de la « bonne société » (la promotion des valeurs de la société libérale, la protection des bonnes mœurs, la lutte contre le socialisme, l’encadrement de l’activité économique, l’attention nouvelle portée à l’enfance, le recours à la philanthropie, la naissance de l’assistance judiciaire, etc.)[3].
[1] « Juges et notables au XIXe siècle. Une dynastie industrielle du Nord : les Motte », dans Figures de justice, études offertes à Jean-Pierre Royer, Mise en scène par Annie Deperchin, Nicolas Derasse et Bruno Dubois, Lille, 2004 (751 p.), pp. 425-436.
[2] « Entre naissance et mérite, entre justice et politique, les controverses doctrinales sur le mode de recrutement des magistrats (1789-1908) », communication non publiée lors du séminario internacional, Universidad Cristobal Colon de Veracruz (Mexique), 22-24 mai 2019, Disputationes Iuridicae selectae : Controverses doctrinales mexicaines et françaises autour de la codification, du constitutionnalisme et de la justice. XVIIe-XXe siècles.
[3] Histoire de la Justice en France, en collaboration avec Jean-Pierre Royer, Jean-Paul Jean, Bernard Durand et Nicolas Derasse, P.U.F., Paris, 2010 (1305 p.)
III- L’histoire du droit pénal.
Plongeant ses racines dans l'Europe des XVIIe et XVIIIe siècles, un vaste mouvement de codification du droit pénal s'épanouit au XIXe siècle. L'étude comparatiste de ce processus, à travers les exemples français et belges et le contre-exemple anglais, permet d'analyser les objectifs poursuivis[1] : ainsi, il apparaît que la finalité juridique d'unification, de rationalisation et de clarification du droit est souvent associée un but plus proprement politique, la cristallisation d'un nouvel ordre politique et social, comme l’attestent les réformes pénales qui accompagnent la plupart des moments révolutionnaires[2]. De même, les attributions pénales des conseils de prud’hommes originels relèvent de la volonté de confier le maintien de l’ordre public professionnel et le respect de la discipline des ateliers à ceux qui seront aptes à les assurer de la manière la plus prompte et la plus efficace[3]. L’étude des politiques pénales permet donc d’identifier les déviances que la société libérale peut faire naître et de comprendre dans quelle mesure il s’agit de défendre un modèle politique ou de répondre à une demande sociale.
[1] Un code pour la Nation. La codification du droit pénal en Europe au XIXe siècle (France, Belgique, Angleterre), en collaboration avec Tanguy Le Marc'Hadour, CHJ éditeur, Lille, 2010 (320 p.), « Les tentatives de codification pénale en Angleterre au XIXe siècle », dans Le code pénal, les métamorphoses d'un modèle, actes du colloque Lille/Gand, 16-17-18 décembre 2010, CHJ éditeur, Lille, 2013, pp. 99-108.
[2] « Révolution et peine de mort, la tentative d’abolition de 1830 », Communication présentée lors du colloque Révoluciones y Derecho, Reflexiones franco-mexicanas en el bicentenario de la indenpendencia de México (Révolution et Droit, Réflexions franco-mexicaines à l’occasion du bicentenaire de l’indépendance du Mexique), Puebla de Los Angeles, Mexico, 14-16 septembre 2022 (non publié).
[3] « Les prud’hommes et la discipline professionnelle », dans Juges et Criminels, Etudes en hommage à Renée Martinage, Lille, 2001, pp. 503-528.