Au début de ma carrière, j’avais travaillé sur la lexicographie bilingue de production, et tout particulièrement sur les problèmes d’encodage et de mise en forme linguistique des idées. Cette réflexion a débouché sur le caractère universel de la conceptualisation de l’espace et du temps basée sur l’appréhension partagée du monde physique. Ma démarche lexicographique reposait alors sur une réflexion concernant la créativité lexicale basée sur les règles de mise en forme linguistique des idées. Cette approche est différente de la démarche traditionnelle de la lexicographie bilingue, orientée vers les règles de transformation des unités de la langue-source en unités de la langue-cible. La réflexion sur l’encodage lexical m’a inévitablement amenée à réfléchir sur les règles d’encodage grammatical, à partir de trois types d’analyse fondamentale : typologique, comparé et contrastif, sur l’exemple du russe (langue synthétique flexionnelle) et du français (langue relativement analytique par rapport au russe). Il m’a paru pertinent de superposer les deux systèmes afin de mieux identifier le rapport entre l’universel et le spécifique de l’encodage grammatical.

L’aspectologie et la traductologie présentent dans ma recherche les deux faces (théorique et praxéologique) de l’approche onomasiologique en linguistique puisqu’elles sont liées toutes les deux à la conceptualisation grammaticale dans des langues de types différents et la mise en forme discursive de la pensée. Tant l’aspect que la définitude représente une catégorisation grammaticale fondamentale qui se réalise au niveau de l’énoncé et qui est conditionnée par la typologie des langues. Ces caractéristiques réunissent le volet aspectologie de ma recherche avec le volet traductologie qui présente, lui, la face praxéologique de la problématique centrale, la relation sens/référence, le conceptuel et le sémantique. Je pose que la traduction n’est pas une transformation des formes linguistiques du texte-source en formes linguistiques du texte-cible, pas plus qu’elle n’est pas que une transformation des formes sémantiques, la traduction est la conceptualisation du contenu sémantique du texte-source et sa mise en forme discursive en langue-cible. Cela ne fait pas de la traductologie une branche de la linguistique, car l’approche discursive est différente en traductologie et en linguistique pure : la linguistique analyse le discours pour aboutir à la généralisation et à la systématisation au niveau de la langue ; en traductologie, la démarche est inverse, la traductologie analyse des procédés de traduction pour aboutir à la spécification et à l’unicité d’un texte.

En effet, le contenu traductif a une double-nature : conceptuelle (basée sur l’appréhension partagée sensitive du monde physique) et sémantique (basée sur l’articulation du monde opérée par la langue concrète). Cela entraîne des conséquences en traduction appréhendables à travers une analyse linguistique des langues. Cette analyse peut être :

(i) typologique (par exemple, la description des mécanismes de l’explicitation de l’implicite pour les langues synthétiques et de l’implicitation de l’explicite pour les langues analytiques),

Elle peut être (ii) comparative diachronique (par exemple, la description des conséquences pour la traduction des particularités de la formation du fonds primitif lexical en corrélation avec des bases populaires et des bases savantes en russe et en français),

Cette analyse peut encore être (iii) contrastive, c’est-à-dire synchronique.

L’aspect contrastif étant déjà largement étudié, il me semble plus productif d’explorer les règles linguistiques liées à la typologie des langues et à l’étude comparative qui ne sont pas suffisamment prises compte en traductologie. J’ai déjà abordé le problème dans mes publications, mon projet maintenant est de thématiser l’aspect linguistique en traductologie, ainsi que la place de la linguistique par rapport aux autres disciplines, ce qui débouche sur la traduction en sciences humaines et à la question sur les limites de la réécriture.

Mon analyse aspectologique, tout comme l’analyse traductologique, est axée sur le rapport entre le conceptuel et le sémantique. Le côté conceptuel de la temporalité est basé sur l’appréhension sensitive du procès (par exemple : la compréhension du mouvement et de l’immobilité, etc.), il est conditionné par des propriétés d’ordre sémantique, intrinsèquement linguistique (par exemple, l’expression de la télicité, de la délimitation du procès, etc.). Les entités conceptuelles sont intimement liées aux propriétés sémantiques. J’ai adopté donc une démarche onomasiologique dont les résultats sont vérifiés par la suite par une analyse sémasiologique. Mon analyse est basée sur la décomposition des unités linguistiques en leurs propriétés de sens primitives et distinctives.

La temporalité peut être analysée de deux points de vue opposés. Le premier, à partir d’une analyse intégrale qui réunit le temps, l’aspect et l’expression de l’ordre des procès (cette démarche est adoptée dans la majorité des travaux existants) ; le second s’appuie sur une analyse basée sur la distinction rigoureuse de ces trois catégories. C’est cette deuxième démarche que j’ai choisie.

J’ai donc séparé la délimitation externe du procès (caractéristique de la taxis), de la structuration interne du procès (caractéristique de l’aspect). Je suis arrivée à la conclusion que le temps du déroulement d’un procès est conceptualisé à partir d’une opposition des propriétés primitives continu / non continu, que la relation de taxis entre les procès se construit autour de l’opposition primitive des propriétés délimité / non délimité, et que l’aspect peut être identifié à partir de l’opposition évalué / non évalué, relative au déroulement du procès. J’ai montré que l’évaluation aspective du procès était une propriété fondamentale primitive qui était antérieure à l’évaluation spécifique télique / atélique (pour les procès avec changement qualitatif).

Plusieurs problématiques demandent encore de l’approfondissement et de la réflexion, par exemple :

– la relation entre la non-délimitation externe et la processivité atélique interne ; la relation de la non-délimitation par rapport à la valeur statique, ainsi qu’à la valeur processive ; l’interaction et les effets sémantiques de ces valeurs au sein de chaque catégorie (temps délimités et aspect imperfectif) ;

– la relation entre la non-délimitation externe avec la valeur temporelle « continu », d’une part, et la relation entre la processivité atélique et la valeur temporelle « continu », d’autre part ;

– et pour finir, le statut et les effets sémantiques de la propriété « non délimité » par rapport au futur.

Mon projet actuel est la réflexion sur le temps par rapport à l’aspect et à la taxis. Dans mes recherches antérieures, l’aspect et l’ordre des procès sont examinés par rapport au temps, je voudrais inverser la logique pour essayer d’appréhender la catégorie du temps.

Mon deuxième projet aspectologique est issu de ma réflexion sur l’aspect grammatical en tant qu’évaluation du déroulement du procès. Quelle est la spécificité de l’évaluation aspectuelle par rapport à l’évaluation modale dans l’optique de la typologie des langues.

Et enfin, mon projet essentiel est la réflexion sur l’impact de la typologie des langues sur la traduction.

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