1. L’histoire de la mémoire.

En me fondant sur l’apport important que constituait au début des années 80 l’étude des lieux de mémoire en France, sous la direction de Pierre Nora, j’entreprenais un travail homologue dans le contexte espagnol. Cette approche était encore inédite en Espagne. Je concentrai sur le cas de Barcelone dont je pressentais qu’il posait des problèmes complexes et fort éloignés du cas français, dans la mesure où l’identification entre l’État et la nation y est problématique. La description des politiques de mémoire à Barcelone conduisit à décrire des conflits politiques d’une grande intensité. Au-delà, j’étais amené à décrire le jeu de cette partie de la société catalane qui se mobilisait pour les commémorations et, plus généralement, se passionnait pour la définition d’un passé commun à toute la communauté urbaine. D’une approche principalement politique, je glissais alors vers une sociologie, voire une anthropologie de la mémoire, qui me permit de rendre compte de la « société de mémoire », c’est-à-dire de cette partie de la société impliquée dans les usages publics du passé (monuments, commémorations, noms de rues, etc.). Je décrivais alors qui ils étaient, les raisons qui les poussaient à se mobiliser pour de telles affaires, les manières qu’ils avaient de mobiliser l’ensemble du corps social ainsi que l’espace urbain qu’ils entendaient recomposer à travers une forte ritualisation politique. Ce travail donna lieu à de nombreux articles de synthèse (RHMC 1992, Ayer 2002, Genèse 2000, Spagna Contemporanea 2006) et à un ouvrage paru d'abord en catalan en 2002 puis en français en 2007, publié aux PUR.

2. L’histoire du nationalisme.

C’est fort de ces résultats et de ces méthodes que j’entreprenais ensuite une recherche sur le mythe et la mémoire de la Guerre d’Indépendance, dans le cadre d’une ACI Jeunes Chercheurs (2002-2006) que je dirigeais. Il s’agissait d’explorer les usages politiques que les guerres napoléoniennes purent avoir au cours d’un long XIXe siècle, jusqu’au centenaire de 1908 : en effet, la résistance à l’occupant et la réunion des Cortes à Cadix furent à l’origine du mythe de la naissance de la nation espagnole, à tel point que le Deux Mai, rendu célèbre par Goya, devint la fête nationale espagnole à cette époque. Pour ma part, je portais mon intérêt sur le mythe des sièges de Gérone qui, à l’instar de ceux de Saragosse, furent érigés en preuve du caractère indomptable du peuple espagnol : je montrais que les avatars des interprétations des sièges et les monuments commémoratifs qui en résultèrent recoupent une double chronologie : celle des régimes politiques successifs qui s’emparent ou non du sujet ; celle des populations dont l’expérience de guerre demeure vivace, transmise de générations en génération selon des modes et des rythmes distincts. Alors que battait son plein le bicentenaire de l’événement en Espagne, ce travail donna lieu à plusieurs articles et à un ouvrage (Historia y politica 2005, Les Mélanges 2007 et 2008) ainsi qu'à de nombreuses communications.

 

L’intérêt que je manifestait pour l’histoire du nationalisme aboutit à la co-rédaction d’un ouvrage de synthèse, avec Sandrine Kott ; professeur à l’Université de Genève et spécialiste des mondes germaniques. L’ouvrage prit la forme d’un dictionnaire qui rendait compte de la complexité d’un phénomène compris essentiellement dans sa dimension politique, culturelle et symbolique.

 

L’articulation du nationalisme et de l’histoire des représentations me conduisit, à partir de 2007, à mener une nouvelle recherche sur le franquisme. Il s’agit d’étudier le cas d’un village meurtri par la guerre civile et dont les ruines furent promues au rang de monument national par le nouveau régime franquiste. Cet Oradour-sur-Glane espagnol devint le décor d’innombrables cérémonies entre 1938 et 1975, puis tomba, avec la transition démocratique, dans un oubli profond. Cependant, à côté du village demeuré en ruine fut édifié un nouveau village de colonisation agricole qui devint une autre vitrine du régime. Dans ce nouveau village où l’idéologie franquiste fut faite pierre, des sentiments ambivalents caractérisent la population. L’exemple permet donc de saisir très finement la manière dont des politiques de mémoire dictées par un régime autoritaire peuvent rencontrer ou pas l’assentiment et l’expérience des populations. En fait, il existe une béance entre les discours officiels et les mémoires des villageois, rendant impossible la confection d’une mémoire consensuelle de la guerre civile. Ce travail à une publication en espagnol : Fue Ayer. Belchite. Un pueblo español trente a la cuestión del pasado (PUZ, 2016).

3. Narrations et histoire.

Comme on voit, la mémoire est affaire de récit du passé : récits déployés par les autorités par le langage des commémorations, récits des expériences individuelles et familiales qui démentent souvent les visions héroïques, récits littéraires qui tentent de rendre compte de ces réalités complexes. En 2004, une habitante de Poitiers me remit un manuscrit inédit qu’elle avait retrouvé dans son grenier : il s’agissait d’un roman historique inédit qui avait été rédigé, selon toute vraisemblance, à la fin des années 1950. Ce roman se trouve être l’un des premiers témoignages dont nous disposons du fonctionnement du système de répression franquiste qui passa par les armes près de 50 000 personnes entre 1936 et 1945. Mais ce manuscrit pose à l’historien un problème de taille : il se présente sous la forme d’un roman. La confrontation à cette source difficile me conduisit à mener une réflexion sur la mémoire des traumatismes et sur la place de l’écriture littéraire dans les phénomènes mémoriels que j’avais étudiés jusqu’alors. Depuis, j’ai mené une enquête historique rigoureuse qui a donné lieu à plusieurs publications dans une revue littéraire française (Communications, 2006) et dans un ouvrages une revue publiés en Amérique du Nord  (2011; Catalan Review 2012). En français : Un récit mémorable, Presses universitaires de la Sorbonne, 2016.