Cette thèse a pour objet d’études les théories, stratégies et tactiques contre-insurrectionnelles françaises au premier xixe siècle, du lendemain de la bataille de Waterloo à la veille du coup d’Etat du 2 décembre 1851. Ces évènements s’inscrivent dans le cadre de la guerre irrégulière, que nous étudions au croisement de l’histoire militaire, politique et culturelle, et se manifestant sous deux formes. La guérilla a montré son efficacité depuis la guerre de la péninsule ibérique de 1808, inspirant des générations de militants qui souhaitent répéter ce conflit, sans pour autant y parvenir. Dépassant le stade théorique, l’armée française s’y confronte sur plusieurs décennies, en Algérie, à partir de 1830. La guerre des rues prend également une place inédite dans le champ politique et stratégique de l’Europe de l’Ouest, car un combat malheureux pour les autorités peut en effet amener à la chute du régime. Ces deux types d’affrontement amènent ainsi les autorités à combattre un adversaire dérogeant aux cadres de la guerre dite « régulière. » Barricadier, combattant tribal d’Afrique du Nord ou guérillero conduisent à repenser les rôles du soldat, à devoir livrer bataille jusque dans les rues de la capitale et à brouiller les frontières entre le combattant et le civil. Sujet centré sur la métropole française, l’importance accordée aux circulations amène cependant à élargir le champ d’études, pour traiter d’une part les échanges entre l’Algérie et l’Europe mais aussi entre la France et ses voisins européens. Des échanges qui se manifestent par une circulation d’acteurs, d’idées, de représentations de l’adversaire, créant un continuum contre-insurrectionnel entre la France, ses voisins, et sa conquête africaine. La place des acteurs militaires, politiques et policiers y est primordiale, toutefois, le rôle des journalistes, écrivains et des simples citoyens doit également être analysé dans l’élaboration et la poursuite de ces stratégies de contre-insurrection.

Les héritages sont déjà essentiels pour comprendre les paramètres dans lesquelles la contre-insurrection se livre. Après 1815, les héritages de la Vendée et de la péninsule ibérique sont les plus vivaces dans les esprits des vétérans. L’idée d’une transposition immédiate des méthodes de la contre-guérilla ibérique en Algérie doit cependant être abandonnée : la conquête de l’Algérie se fait à la lumière des enseignements appris face aux guérilleros d’Espagne et du Portugal mais seulement à partir de la prise de commandement du maréchal Bugeaud, soit dix ans après le début de sa conquête. La difficile réappropriation des leçons des combats, le « retex », est aussi manifeste lors des combats de rue où la stagnation tactique et stratégique est criante sur plusieurs décennies. Pour cause, la guerre des rues n’est qu’un affrontement aux marges de la « vraie guerre » selon une part notable du personnel politique et des hautes sphères militaires, ne méritant pas un questionnement approfondi. La théorisation contre-insurrectionnelle existe, mais se conduit discrètement, de façon limitée, et repose sur quelques initiatives plus que sur une réflexion construite et généralisée à l’ensemble de l’armée. Si cette théorie se bâtit de façon presque confidentielle, les processus de construction de l’ennemi sont, eux, manifestes et affichés. L’adversaire politique – qu’il soit carbonaro, légitimiste ou, de façon croissante, socialiste – devient lors des combats un ennemi irrémédiablement hostile. Aux figures du jacobin et du séditieux se mélangent celles du marginal des « bas-fonds » puis du « barbare. » L’insurgé est à la fois barbare car voulant rompre la marche du progrès, donc archaïque, mais aussi barbare car sa dangerosité pour une société constituée le renverrait aux populations extra-européennes. Le barricadier et le bédouin ne seraient qu’un, le bonapartiste Hyppolite de Mauduit dénonçant les « kabyles parisiens » de la Deuxième République. La construction de cet ennemi est essentielle pour comprendre les justifications de la répression : il ne suffit pas d’ordonner de faire feu sur une foule ou de livrer combat dans les rues d’une ville pour l’emporter. Le combat idéologique, devant nier à l’insurgé la qualité de soldat, et même de combattant ou d’adversaire politique respectable, est mené de façon constante, et accompagne les affrontements menés les armes à la main. Le regard porté envers cet ennemi n’est pas sans conséquence sur les mesures déployées pour y faire face. Bien que certains écrivains soient tentés de faire du « peuple » un synonyme d’« insurgé », la grande majorité des acteurs de la contre-insurrection isolent les insurgés du reste de la population. Croyant qu’un soulèvement s’explique nécessairement par un complot, les agents du royaume, puis de la république, relient leur adversaire à un petit groupe d’individus actifs et déterminés, bénéficiant de complicités internationales, et dont le pouvoir de persuasion mènerait le peuple, naïf, sur les chemins de la révolte. En conséquence, la prévention de l’insurrection passe par une surveillance policière notable, mais aussi par des hésitations constantes sur les méthodes pour réprimer un mouvement séditieux. Cette incertitude se manifeste principalement sur les temporalités de la réponse des autorités : faut-il étouffer un mouvement dès ses premiers instants, au risque de fatiguer la troupe, ou bien préférer retarder l’attaque pour mieux identifier et éliminer l’ennemi ? Retirer ses forces de la ville afin de la reconquérir en préservant ses propres soldats en vient ainsi à être envisagé, croisant souvenirs du long-terme insurrectionne et leçons des combats livrés en Europe, de Vienne à Berlin. Enfin, dans cette guerre irrégulière, la distinction entre un civil combattant et un civil passif, spectateur des évènements est diversement assumée par les forces armées. Les civils non-combattants sont dès lors des cibles, et de diverses manières. Entre les razzias de Kabylie et les canonnades à mitraille du quartier Saint-Antoine, les populations ont à subir les conséquences de la volonté des soldats et gouvernants d’« en finir. » Toutefois, il serait réducteur de n’y trouver que des victimes, car une stratégie des « cœurs et esprits » fait d’eux des potentiels ralliés : il faut à la fois les couper des « subversif » et s’assurer de leur coopération, ou du moins de leur non-participation aux entreprises adverses.  De plus, nombre de civils sont aussi des acteurs à part entière de ce conflit, et jouent un rôle essentiel également dans les rangs de la contre-insurrection. Forces paramilitaires enrôlées brièvement, indicateurs, soutiens logistiques ou participants au combat intellectuel accompagnant la lutte armée, la contribution des civils à la guerre irrégulière est protéiforme. Le scrutin devient à compter de 1848 une arme majeure de la répression : aux quelques milliers de barricadiers, les conservateurs répondent en se réclamant des millions de voix d’électeurs ayant soutenu leurs candidats aux élections parlementaires. L’élection sert de prolongement à la destruction de la barricade, la victoire n’est pas seulement au bout du fusil, mais aussi du bulletin de vote. Ainsi, sous la République, la société est mobilisée en son ensemble pour affronter l’insurrection, alors assimilée à un soulèvement « rouge » : par les urnes, par les armes ou par les arts, des millions de Français contribuent à cette forme de conflictualité.